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Prix Saint-Simon 2015 L’Extravagance, Mémoires

« L’extravagance », Mémoires, vient de paraître aux éditions Robert Laffont Prix Saint-Simon 2015

Poète, essayiste, diplomate, S. Stétié est l’une des figures marquantes de la littérature francophone libanaise. Il dévoile ici l’histoire de sa destinée et le spectacle du monde, revenant sur plus d’un demi-siècle d’histoire littéraire, aux personnages essentiels qu’il a côtoyés dans les domaines artistiques et politiques.

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« l’extravagance » est désormais dans toutes les bonnes librairies !
Le mot de l’éditeur : « Poète de premier ordre, esthète, homme d’action et diplomate –  » ambassadeur d’un incendie « , résume-t-il en pensant à sa terre du Liban, qu’il a représentée en France, en Hollande et au Maroc -, Salah Stétié est issu de deux civilisations elles-mêmes matrices de plusieurs cultures. L’une méditerranéenne et orientale ; l’autre française et essentiellement occidentale. Très jeune, Libanais par son milieu familial, il s’est senti Français par la pratique d’une langue apprise dans les meilleures universités de Beyrouth et de Paris. Dès ce moment-là, il s’est lié, sur chacune de ces rives, aux plus grands poètes des années 1950 et 1960 : d’un côté, Georges Schehadé et Adonis ; de l’autre, Édouard Glissant, Pierre-Jean Jouve, Yves Bonnefoy, André du Bouchet, René Char entre autres. Ses Mémoires livrent, sur plus de 800 pages, un témoignage puissant et lumineux relatif à plus d’un demi-siècle d’histoire littéraire, aux personnages essentiels qu’il a côtoyés dans les domaines artistiques et politiques, comme aux pays et aux êtres qui l’ont nourri et accompagné. Mais, au-delà du simple exercice consistant à rassembler ses souvenirs, l’auteur a voulu s’immerger au coeur de son être et de son identité, pour élucider son propre secret – secret  » lié, écrit-il, à la profondeur insondable que chacun est « . L’ouvrage est porté par un style ample, voluptueux, parfois mordant et ironique, à la hauteur de cette épopée intime où se mêlent les peuples et les continents, les plus grands créateurs et les derniers géants de l’histoire, la tragédie des guerres les plus dévastatrices et les rêves de fraternité les plus exaltants, les bonheurs de l’enfance et les épreuves du temps. Publié sous un titre inattendu, L’Extravagance, mais qui reflète bien le sentiment que lui inspirent à la fois l’histoire de sa destinée et le spectacle du monde, l’ouvrage de Salah Stétié est un véritable monument qui devrait enfin apporter à cet auteur majeur, injustement méconnu du grand public, une consécration plus large que celle qu’il a obtenue jusque-là. »
livre ouvert

Rita Bassil el-Ramy « Entretien avec Salah Stétié »

in L’Orient-Le Jour littéraire du jeudi 5 octobre 2006

Au seuil de ses 80 ans, Salah Stétié peut considérer avec satisfaction les cinquante titres qui ont jalonné sa vie poétique, de La Mort abeille (1972) à Arthur Rimbaud (2006) en passant par L’Eau froide gardée (1973), Inversement de l’arbre et du silence (1980) ou L’Autre côté brûlé du très pur (1992) … Dix ans après son ami Georges Schéhadé, il a obtenu le prestigieux Grand Prix de la francophonie décerné par l’Académie française. Surnommé « le poète des deux rives », cet ambassadeur du Liban – mais aussi du langage – a su étoffer la langue française d’images venues des confins de l’Orient. C’est au Tremblay-sur-Mauldre, dans les Yvelines, où il vit depuis 1992, entre les sculptures de César et les photos de grands écrivains et artistes de l’entre-deux-guerres, que le poète nous parle, avec émotion et éloquence, de sa poésie, mais aussi de son « Liban pluriel » et du « mystère » qui l’entoure.

Hormis vos vers qui exaltent les parfums de l’Orient, vous consacrez au Liban des ouvrages comme Liban Pluriel, ainsi qu’une poignée de préfaces d’ouvrages sur le Liban (dont notamment Le Guide Bleu). Quelle place occupe le Liban dans votre œuvre ?

Le Liban, qui vient de subir une nouvelle fois une terrible tempête, joue un rôle essentiel dans ma vie, même si je ne le nomme pas toujours directement. Toute ma poésie, depuis mon premier recueil chez Gallimard, Les Porteurs de feu, jusqu’à Fiançailles de la fraîcheur, paru il y a deux ans à l’Imprimerie nationale, est imprégnée de mes souvenirs d’enfance. Je suis beyrouthin mais j’ai passé mes vacances d’enfant dans la montagne libanaise, dans le Chouf notamment … Barouk était un petit village, un village comme au XIXe siècle. Les hommes des vignes portaient des tarbouches, les paysans allaient à dos d’âne, les médecins de campagne faisaient leur tournée quotidienne à cheval et étaient souvent rétribués avec des paniers d’œufs ou de figues. Ce Liban-là, que Georges Schéhadé a merveilleusement raconté à sa façon, ce Liban-là a profondément fasciné l’enfant poète que j’étais et a marqué, plus tard, l’homme mûr ou l’enfant poète que je suis resté inévitablement, parce que tout le secret de la poésie – c’est Nerval qui le dit – est dans l’enfance. Dans ma vie, j’ai beaucoup écrit sur le Liban, et je publie bientôt un grand album intitulé Liban. Il a été écrit avant les événements tragiques de juillet. J’ai juste eu le temps de faire ajouter une bande portant ces mots : « Juste avant », et de le dédier à l’ensemble des miens, c’est-à-dire au peuple libanais qui, une fois de plus, a fait preuve au quotidien d’un héroïsme exemplaire. Je suis à présent un vieil homme et on sait que les hommes,quand ils avancent en âge, se retournent de tout leur amour vers leur enfance : ils cherchent à retrouver les saveurs de leurs plats d’enfance, les images et les mythes de leur enfance … D’une certaine façon, ce livre raconte cela.

Que vous reste-t-il précisément de cette enfance, qui est en quelque sorte la « préhistoire » du poète ?

Il me reste beaucoup d’images, beaucoup d’émotions, mais aussi une certaine mélancolie dans la mesure où le paysage et les êtres qui ont habité le Liban que j’ai connu ne sont plus les mêmes. Le Liban a été profondément défiguré par l’absence d’une politique à la fois écologique et urbanistique. Quant aux êtres, lorsque je regarde derrière moi, à l’orée de mes 80 ans, je vois un immense cimetière hanté d’êtres poétiques et gracieux …

Vous parlez souvent du « mystère » libanais. Qu’entendez-vous par là ?

Le Liban est un mystère parce que c’est un pays qui a toujours été en contact avec les dieux. Plusieurs dieux sont nés au Liban et ont hanté nos forêts avant d’émigrer ailleurs. Je pense en particulier à Astarté, à Adonis. Il y a aussi un autre mystère au Liban qui est celui de l’intercommunicabilité libanaise. Ces familles spirituelles qui habitent le Liban – chrétiens, sunnites, chiites, druzes …  – constituent un pays où, quoi qu’on dise, le dialogue existe et est intense. Ce pays, s’il n’avait été détruit par ses nombreux ennemis, aurait pu être un exemple pour le monde de demain qui ne peut continuer à vivre ou à survivre qu’à travers ce qu’on appelle le dialogue interculturel et le dialogue interspirituel.

Le mysticisme est un thème récurrent de votre œuvre. Vous avez consacré un livre à Mahomet …

Mon livre sur Mahomet répondait à mon désir de comprendre un homme qui a joué dans ma vie, que je le veuille ou non, un rôle important puisque je suis né musulman et que, sans avoir jamais été un fanatique du religieux, je suis, à l’exemple du Liban, un mélange : je suis issu d’une famille sunnite de Beyrouth, mais j’ai fait mes études au Collège protestant français, puis chez les pères jésuites ; et j’ai été très lié, tout au long de ma vie, aux milieux internationaux et interreligieux. Ce qui est remarquable chez Mahomet, c’est que toute la civilisation de l’Islam est née de l’intuition d’un seul homme, qui a été le transmetteur d’un livre sacré qui est le Coran où l’on retrouve tous les éléments qui organisent l’espace musulman aussi bien sur le plan du visible que sur le plan de l’invisible. J’ai voulu interroger cet homme à la fois passionnant par son caractère, par la nature de son intuition et par le pas considérable qu’il a fait faire à l’humanité.

Yves Bonnefoy attire l’attention sur la « verbalité » de votre poésie, sur ce « mot qui montre parce qu’il n’explique pas ». Pourquoi n’avez-vous jamais écrit de romans ? Le récit exhibe-t-il ce que voile le poème ?

Je n’ai pas écrit de roman parce que je suis un amateur du langage vertical, c’est-à-dire le langage qui résume le visible et l’invisible des choses, le visible et l’invisible de l’homme, le visible et l’invisible de l’amour … Le roman est essentiellement d’analyse. Il veut expliquer l’homme et le monde en les décrivant minutieusement étape par étape, comportement par comportement, sentiment par sentiment. Le poème me semble contracter tout cela dans une forme de synthèse fulgurante où tout ce qui, chez le romancier, est raconté sur plusieurs pages, peut être dit par le poète en un vers. C’est une question de vitesse ontologique. Au fond, il y a peu de poètes qui aient eu la possibilité d’écrire des romans ou des récits. Il y a Victor Hugo qui est une exception qui confirme la règle. Les poètes qui ont ma préférence : Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud, René Char, Yves Bonnefoy … ont été quelques fois tenté par le roman ou le récit, mais le poème reste le vrai lieu de leur formulation, et c’est là qu’on est le plus en phase avec ce qu’ils ont à nous dire. J’ai moi-même été tenté par des récits. J’ai ainsi publié un récit poétique intitulé Lecture d’une femme (Fata Morgana) : je me suis dit que l’amour et la mort sont les deux ressorts de tout roman et j’ai essayé de les mettre face à face dans une sorte d’incendie aussi bref que brûlant. J’ai aussi écrit quelques nouvelles, comme Le Chat Couleur et La mer de Koan qui doit paraître prochainement. Mais en les écrivant, je l’avoue, je ne suis pas aussi heureux que lorsque j’écris un poème qui traduit davantage mon intériorité. Revenons à ce mot  de « verbalité » qu’utilise Bonnefoy dans sa préface à mon livre Fièvre et guérison de l’icône. Je pense que ce qu’il entend par là, c’est à la fois l’importance que j’accorde au mot, dans le sens de Mallarmé pour qui « la poésie consiste à donner l’initiative au mot », et la sonorité des mots, leur volume. C’est un fait que, comme lui d’ailleurs, je donne dans ma poésie beaucoup d’importance à la musique du verbe, ce qui me rapproche sans doute de la poésie arabe. Car la poésie arabe est une poésie verbale, où le mot a son ampleur à la fois au niveau de ce qu’il veut signifier, au niveau mythologique ou symbolique, et au niveau musical. La poésie arabe de la haute époque (celle de la jahiliyya) me paraît être une des sources de mon inspiration poétique, tout comme l’est aussi la langue du Coran qui est une langue admirablement verbale.

La réflexion sur le langage et le réel revient souvent dans votre poésie. Or la poésie apparaît éloignée de la réalité. Comment expliquer ce « paradoxe » ?

La poésie que je tente de pratiquer est une poésie du réel. La poésie est pour moi le contraire même de l’évaporation féerique, de la démission de la conscience devant le monde. C’est une erreur de penser que la poésie est un refuge, un retrait des difficultés du réel pour créer un monde imaginaire. J’ai écrit dans mon Carnet du méditant, un livre d’aphorismes paru chez Albin Michel, la pensée suivante : « Mauvais poète tient boutique d’émerveillement ». Et l’un de mes derniers titre, Brise et attestation du réel, traduit chez moi cette volonté d’approcher le réel. Sans la confrontation de l’homme et du réel, il n’y a pas de poésie. Il faut donc que la parole recouvre le réel, et il faut que le réel, à travers la parole, trouve sa capacité de rayonnement par le souvenir, par l’intensité du vécu ou par l’espérance. Le langage s’empare du réel et le modifie pour lui faire dégorger sa possibilité de lumière au même titre que les choses prennent leur relief et leur présence en étant éclairées par le soleil. Le langage est ce qui fait rayonner l’intérieur des choses. S’il n’y a pas une traversée de l’opacité, il n’y a pas de lumière gagnée. Ou alors la lumière est fausse ou empruntée. Et ce n’est pas une quête facile. C’est pourquoi, d’ailleurs, la poésie est parfois dangereuse, parce qu’elle côtoie les abîmes. Rimbaud s’est tu parce qu’il a eu peur de devenir fou, il le dit. Il a écrit qu’il a peur de la folie qu’on enferme. Un des plus grands poètes libanais d’expression française a été Fouad Gabriel Nafah, qui a malheureusement passé sa vie entre des moments de lucidité admirable et des moments de schizophrénie …

Vous dîtes : « Comme diplomate, j’ai dû souvent retenir ma langue. Comme poète, il me semble que c’est ma langue qui m’a parlé ». Vous vous inscrivez dans la lignée des écrivains-diplomates comme Saint-John Perse, Roman Gary ou Paul Morand … Comment expliquez-vous ce phénomène ?

On peut également citer Pablo Neruda, Octavio Paz, Georges Séféris, Paul Claudel et, au Liban, Toufic Youssef Awad qui fut un écrivain et diplomate de qualité. Le diplomate et le poète ont le même « matériel » qui est le langage Sauf que, dans le cas du diplomate, le langage n’est pas sa propriété, il est la propriété de l’Etat qu’il représente : il doit donc l’utiliser avec beaucoup de prudence. C’est pourquoi on a souvent remarqué que le langage diplomatique est un langage « neutralisé », presque gris. Du coup, quand il se retrouve seul avec lui-même, le diplomate-poète prend sa revanche sur cette langue qui l’a dominé pendant son activité diplomatique, et se venge en la brisant, en lui faisant dire enfin ce qu’elle ne voulait pas dire quand il l’utilisait en tant que diplomate !

Vous avez réussi à réconcilier « l’arabité, la méditerranéité et la francophonie » …

Oui, tout à fait. C’est-à-dire les valeurs qui constituent mon patrimoine personnel et intellectuel, que j’aurais pu défendre en langue arabe mais que je crois avoir mieux défendues en langue française. Pour un écrivain d’origine arabe, utiliser une langue étrangère lui permet de surmonter plusieurs obstacles : d’abord, dans la plupart des pays arabes, la liberté de l’écrivain est restreinte, ce qui n’est pas le cas si vous vous exprimez en langue étrangère dans un pays qui ne connaît pas de censure politique ou religieuse. En second lieu, vous n’avez pas de lecteurs suffisants si vous souhaitez approfondir une question dans le monde arabe, soit parce que le lecteur n’a pas la possibilité d’acheter le livre pour des raisons économiques, soit parce que le lecteur n’est pas suffisamment exercé au niveau de la liberté de penser pour accepter les thèses audacieuses ou novatrices que vous avancez. Troisièmement, vous n’avez pas en face de vous un pouvoir critique, tandis qu’en Occident vous avez affaire à des gens avec qui vous pouvez rompre des lances. Et en dernier lieu, avec une langue étrangère de vaste circulation, vous bénéficiez de nombreuses possibilités de traductions, ce qui se vérifie rarement à partir de l’arabe. Prenons l’exemple de Naguib Mahfouz : il est traduit en français, et à partir du français, traduit dans les autres langues ! Pour toutes ces raisons, il me paraît nécessaire qu’il y ait aux avant-postes du monde arabe des auteurs qui écrivent dans des langues étrangères, tout comme il y avait, du temps où la langue arabe était une grande langue de civilisation, des écrivains afghans, turcs ou persans qui écrivaient en arabe. Aujourd’hui, dans un monde globalisé, il faut encourager les écrivains qui ont cette possibilité de formuler leur monde qui est nécessairement lié à leur origine dans une langue étrangère qui est d’un plus vaste accès.

« Le poète est le langage secret du peintre. Le peintre est le langage secret du poète (…) Je ne veux pas qu’on dise qu’un peintre illustre un poète, ils fusionnent, ils font l’amour » C’est ainsi que le peintre Kijno qualifie le travail qu’il réalise avec vous. Vos œuvres sont souvent accompagnées d’illustrations. Le langage est-il donc indissociable de l’image ?

J’ai toute une production de livres avec des peintres comme Tapiès, Ubac, Kaliski, Yann Voss ou Kijno … J’ai toujours été fasciné par la peinture. Publier des livres accompagnés de peintures est un bonheur parce que le mariage entre la parole poétique et l’œuvre plastique sa passe amoureusement comme le dit si bien Kijno. Ma collection de livres avec des peintres a été déjà exposée trois fois. Il est question d’une exposition prochaine à l’Institut du monde arabe.

Vous avez brillamment dirigé L’Orient Littéraire entre 1954 et 1961. Quels souvenirs gardez-vous de cette expérience ?

L’Orient Littéraire et Culturel a été une grande aventure : c’était un journal complet, qui comptait parfois 18 pages. C’était l’époque où le Liban se trouvait à son apogée politique, culturel et économique. Il y avait alors nombre d’écrivains et de peintres novateurs ; on assistait à l’essor du théâtre, au début du roman et à l’éclosion de la nouvelle poésie arabe … C’était passionnant ! Georges Naccache, qui était un immense journaliste, et moi-même qui était son collaborateur, avons alors jugé que le moment était venu de créer un supplément à L’Orient dont la vocation serait à la fois culturelle et littéraire. L’Orient Littéraire avait une vingtaine de correspondants dans le monde : au Canada (Naïm Kattan, un être remarquable, journaliste et romancier), à Paris (Chérif Khaznadar), en Syrie, en Egypte … Il proposait des chroniques dans toutes les disciplines, y compris la peinture et la musique. Ayant été nommé en 1961 conseiller culturel du Liban en Europe occidentale, j’ai dû malheureusement abandonner mes fonctions de rédacteur en chef du supplément. Le journal a peu à peu décliné et a finalement été supprimé. Je me réjouis aujourd’hui de sa résurrection !

C’est la langue qui m’a parlé

Extrait de Sauf Erreur, entretiens avec Frank Smith et David Raynal, éditions Paroles d’Aube, 1999

QUELLES LANGUES PARLEZ-VOUS ?

Je me demande, moi qui suis plein de carrefours linguistiques, si j’ai jamais réussi à parler. Comme diplomate, j’ai dû souvent retenir ma langue. Comme poète, il me semble que c’est ma langue qui m’a parlé. Ajoutez à cela le conflit entre deux langues, de directions, de valeurs et d’origines tout à fait différentes, l’arabe d’une part. le français de l’autre, et vous voyez combien le débat linguistique en moi-même aurait pu être violent.
Eh bien, curieusement, il n’en a rien été. C’est vrai, entre mes deux langues mères, j’ai assez miraculeusement évolué. Je ne me souviens pas d’avoir subi d’oppression dans ce domaine, et cela pourrait tenir ­– ce n’est là qu’une hypothèse – au fait que, professionnellement et poétiquement. j’ai toujours été un frontalier, un douanier-passeur, un contrebandier, sans crainte ni complexe. Ni vu ni pris : c’est peut-être là une définition du passage clandestin, de cet insaisissable dont me parlait une fois René Char, citant, si je ne m’abuse. Denys d’Halicarnasse : « Dans les bras du ravisseur, il y a toujours l’imprenable. »
Bref, langue pour langue, libre de toute systématisation linguistique structurée d’avance, j’aurai parlé ma langue ou, en tout cas, j’aurai essayé de le faire. Il me semble que. malgré les apparences, le langage de poésie est aujourd’hui plus essentiel que jamais. Dans la césure où, du fait des médias, des techniques, des technologies, du Web et de tout le reste, on assiste à la montée irrépressible de nouveaux langages codés, il apparaît qu’outre l’usage utilitaire de la langue qui. lui, va de soi, la langue créatrice, la langue créative, la langue de toute mémoire d’avenir (formule que je reconnais comme hautement paradoxale) ne peut être que la poésie : « la langue de la langue », comme il m’est arrivé de la définir.
On peut être créateur dans une langue sans être forcément poète dans cette langue. Après tout, un romancier, un philosophe, un essayiste a, lui aussi, comme matière première, la langue, et. lui aussi, par la porosité de sa langue au réel et sa capacité de captation de ce même réel, il s’oppose à la montée des codes.
Mais. j’y insiste, c’est le poète qui est l’agent le plus actif face aux langages plus ou moins momifiés de la technique et de la technologie. Le poète n’est pas seulement un utilisateur de la langue : par l’invention dont il charge ses mots, par la nouveauté dont se lustrent ses images, par la liberté qu’il impose aux liaisons existant entre la langue et le monde, il est celui qui restitue chaque fois à la langue sa fraîcheur première. C’était déjà Mallarmé qui voulait « donner un sens plus pur aux mots de la tribu ». Et c’est Stravinski qui affirme que la nouveauté en art, c’est de « chercher une place fraîche sur l’oreiller ». C’est enfin Adorno qui parle « du muet dans la langue », autrement dit de ce silence interactif qui travaille autour d’un noyau central infracassable – comme le noyau infracassable de nuit de Breton – à faire rayonner sombrement. doublant leur lumière, le sens des mots, devenus chacun « soleil noir ».
Djelâl-Eddine Roûmi, le grand poète soufi du XIII° siècle, l’énonce à sa façon. Parlant de Dieu :  » Il est l’oiseau de la vision et ne se pose pas sur les signes « , écrit-il.

 

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