Extrait de Sauf Erreur, entretiens avec Frank Smith et David Raynal, éditions Paroles d’Aube, 1999
QUELLES LANGUES PARLEZ-VOUS ?
Je me demande, moi qui suis plein de carrefours linguistiques, si j’ai jamais réussi à parler. Comme diplomate, j’ai dû souvent retenir ma langue. Comme poète, il me semble que c’est ma langue qui m’a parlé. Ajoutez à cela le conflit entre deux langues, de directions, de valeurs et d’origines tout à fait différentes, l’arabe d’une part. le français de l’autre, et vous voyez combien le débat linguistique en moi-même aurait pu être violent.
Eh bien, curieusement, il n’en a rien été. C’est vrai, entre mes deux langues mères, j’ai assez miraculeusement évolué. Je ne me souviens pas d’avoir subi d’oppression dans ce domaine, et cela pourrait tenir – ce n’est là qu’une hypothèse – au fait que, professionnellement et poétiquement. j’ai toujours été un frontalier, un douanier-passeur, un contrebandier, sans crainte ni complexe. Ni vu ni pris : c’est peut-être là une définition du passage clandestin, de cet insaisissable dont me parlait une fois René Char, citant, si je ne m’abuse. Denys d’Halicarnasse : « Dans les bras du ravisseur, il y a toujours l’imprenable. »
Bref, langue pour langue, libre de toute systématisation linguistique structurée d’avance, j’aurai parlé ma langue ou, en tout cas, j’aurai essayé de le faire. Il me semble que. malgré les apparences, le langage de poésie est aujourd’hui plus essentiel que jamais. Dans la césure où, du fait des médias, des techniques, des technologies, du Web et de tout le reste, on assiste à la montée irrépressible de nouveaux langages codés, il apparaît qu’outre l’usage utilitaire de la langue qui. lui, va de soi, la langue créatrice, la langue créative, la langue de toute mémoire d’avenir (formule que je reconnais comme hautement paradoxale) ne peut être que la poésie : « la langue de la langue », comme il m’est arrivé de la définir.
On peut être créateur dans une langue sans être forcément poète dans cette langue. Après tout, un romancier, un philosophe, un essayiste a, lui aussi, comme matière première, la langue, et. lui aussi, par la porosité de sa langue au réel et sa capacité de captation de ce même réel, il s’oppose à la montée des codes.
Mais. j’y insiste, c’est le poète qui est l’agent le plus actif face aux langages plus ou moins momifiés de la technique et de la technologie. Le poète n’est pas seulement un utilisateur de la langue : par l’invention dont il charge ses mots, par la nouveauté dont se lustrent ses images, par la liberté qu’il impose aux liaisons existant entre la langue et le monde, il est celui qui restitue chaque fois à la langue sa fraîcheur première. C’était déjà Mallarmé qui voulait « donner un sens plus pur aux mots de la tribu ». Et c’est Stravinski qui affirme que la nouveauté en art, c’est de « chercher une place fraîche sur l’oreiller ». C’est enfin Adorno qui parle « du muet dans la langue », autrement dit de ce silence interactif qui travaille autour d’un noyau central infracassable – comme le noyau infracassable de nuit de Breton – à faire rayonner sombrement. doublant leur lumière, le sens des mots, devenus chacun « soleil noir ».
Djelâl-Eddine Roûmi, le grand poète soufi du XIII° siècle, l’énonce à sa façon. Parlant de Dieu : » Il est l’oiseau de la vision et ne se pose pas sur les signes « , écrit-il.