Conférence donnée à l’occasion d’une série de conférences en Inde du 6 au 20 décembre 2011 (New Delhi, Chennai, Pondichery)
La poésie est un ensemble complexe où interviennent simultanément le tout de l’expérience d’un homme et le tout de l’expérience d’une langue. Il faut à la fois exprimer les sentiments, les sensations, les idées s’il y a lieu et, par la même occasion, faire briller les mots de tout leur éclat, même et surtout si ces mots sont parmi les plus simples, ce qui est souvent le cas dans ma poésie. Personnellement, vous l’avez sans doute remarqué, j’ai le plus souvent recours aux mots qui désignent les permanences : ciel, terre, amour, désir, arbre, herbe, étoile, sable, mort, etc. Peut-être deux mille mots reviennent chez moi d’une façon récurrente, un peu à la manière des jeux de l’arabesque. Il y a eu d’ailleurs une thèse soutenue sur moi sur le thème : « Salah Stétié, une esthétique de l’arabesque ». Il faut noter que ces mots, qui, comme je l’ai dit, expriment les permanences sont utilisés par moi, dans le cadre de ma propre vision de la vie et de la mort, en fonction de mon expérience propre, de ma traversée des apparences, et qu’ils se colorent à mes propres couleurs, qu’ils formulent mon itinéraire le plus singulier et que c’est là, sans doute la fonction des mots d’un poète : l’exprimer comme un être singulier dont les mots sont communicables aux autres au sein d’une expérience susceptible d’être partageable et partagée. Finalement, en ce qui me concerne, toute poésie qui compte est une parole partagée.
Bien évidemment, mon œuvre a changé car l’expérience de l’écriture est celle d’une exploration, d’une avancée et donc, nécessairement, d’une transformation et d’une métamorphose. Il y a, d’une part, l’élucidation d’un certain nombre de questions qui, au début, apparaissaient obscures, indéchiffrables et qui, par leur mise en écriture, s’éclairent partiellement ou, du moins, acquièrent une certaine cohérence interne qui n’est pas de l’ordre de la logique, mais de celui de la résonance en écho, de la réverbération d’un mot dans l’autre, d’une image dans l’autre et d’un sentiment dans l’autre comme cela se produit en musique, par exemple. À côté de cela, de ces éclaircissements par la médiation de l’harmonie, il y a, dans l’évolution d’un homme, d’un écrivain, d’un poète d’autres zones de sa vie ou de sa sensibilité au monde qui s’obscurcissent, qui s’opacifient au fur et à mesure de son avancée dans la vie. J’ai souvent dans ma poésie utilisé l’image de 1a lampe. Je suis comme un homme qui avance dans la caverne – non pas celle de Platon, mais ce long couloir ténébreux où nous tâtonnons tous – comme un porteur de lampe. Les régions que ma lampe atteint par son rayonnement lumineux se dégagent de la nuit ou elles sont plongées pour le temps où elles sont illuminées par ce rayonnement, les régions derrière moi retournent à l’obscurité qui fut la leur et, bien qu’intégrées à l’écriture, on les devine qui retournent au mystère de leur origine, les régions qui sont devant moi s’éclairent à leur tour selon le même processus : elles prennent leur place dans la lumière de la langue, qu’elles illuminent de l’intérieur, mais ces régions-là, elles aussi, replongeront dans la grande nuit qui leur est substance. J’ai donné tout à l’heure une définition approximative de la poésie. Celle-ci n’est pas formulable à la manière d’un théorème mathématique, elle qui embraye sur tout le physique et tout le métaphysique d’un homme, sur le visible et l’invisible des choses aussi bien concrètes qu’abstraites qui font notre environnement, nous entourent et partagent a leur manière notre destin. Laissez-moi vous donner une autre définition : « Le mystère en pleine lumière », écrit Barrès.
J’ajoute à tout ce que je viens de dire qu’à côté de mon travail de poète, j’ai beaucoup réfléchi aussi sur la nature de la poésie. C’est là le sujet d’une vingtaine d’essais où je tente de définir ma poésie directement ou de comprendre la poésie des autres.
Je suis un écrivain à cheval sur deux conceptions du monde et sur des sensibilités, non pas étrangères l’une à l’autre, mais plutôt et le plus souvent complémentaires au-delà de leurs divergences : Orient-Occident, Europe-monde arabe, lslam-non-lslam, langue arabe des origines, langue française du point d’arrivée, etc. C’est tout cela que j’ai dû aborder et gérer dans mon œuvre et, aussi, dans mon imaginaire, J’ai pratiqué, chaque fois que je l’ai pu, des modulations et des interférences, j’ai lancé des passerelles et ouvert des passages. Il est d’ailleurs arrivé qu’on me définisse comme un « passeur ». A-t-on le droit de se citer soi-même ? Dans mon petit livre L’Interdit, publié en 1993, j’écrivais ce qui suit : « Comment, oui, comment avec des mots, rien que des mots, arriver à dire, rageusement, que les mots sont cependant substance et quelle preuve avancer par quoi la substance se trouve à la fin prouvée, confirmée et prouvée, par les seuls mots ? Rageusement je dis que la poésie n’a pas à fournir d’elle-même, de sa vérité essentielle, de son rayonnement substantiel que, seulement, ce rayonnement improbable, que, seulement la simple et simple lumière de sa nudité vulnérable. En quoi peut-être elle apparaît ainsi liée au plus féminin de notre être qui, lui aussi, ne se satisfait de rien que de son rayonnement de lampe apaisée. Au-delà ou bien en deçà de tous les tourbillons de la vie et de l’amour, il y a, mystérieusement liées, mieux : mélangées l’une à l’autre, les deux paix communicantes de la femme et de la lampe qui, en un point précis d’elles-mêmes, femme et lampe, se conjoignent. Comme à cet endroit en Haute-Égypte, à Abou-Simbel précisément, se rejoignent, – sous la convergence féconde et fécondante des profils de Ramsès Il et de son épouse Néfertari se retrouvant idéellement au point déterminé par la rencontre de leurs regards d’éternité fixe – le Nil Blanc et le Nil bleu. Dialogue de l’élément liquide à jamais transformable et changeant et d’un absolu figuré, qui insiste mais qui se refuse à dominer : il faut que le plus vulnérable et, en un sens, le plus imparfait de la vérité humaine soit saisi : c’est lui qui porte le plus nu de nous et le plus émouvant. Sous la terrible douche de la lumière, mystérieusement donc, en un point réciproque d’elles-mêmes, les deux paix de la lampe et de la femme n’en font qu’une. Au-delà et en deçà de tous les tourbillons, ainsi nous est, par la parole, portée la profondeur de la paix. La plus tourmentée poésie est, sans que l’on sache très bien ni le comment ni le pourquoi de l’impossible conversion, une plaine étendue interminablement dans la dimension de sa paix. Ce sentiment de paix qui tombe et qui prolonge le poème, c’est probablement ce que celui-ci a de plus inexplicable à nous dire et il nous faut bien admettre que, de lui, nous ne pourrons jamais en savoir plus ».
Au sujet de cette paix qui nous vient de la poésie, et du mystère résidant en cette paix, paix aussi évidente qu’elle est incompréhensible, je voudrais faire appel au témoignage d’un autre poète, de ce Djelâl-Eddine Roûmi, mystique du XIIe siècle, fondateur de l’ordre des Derviches Tourneurs, l’un de mes principaux référents, allié substantiel s’il en est. Il note dans ses Maktûbât, ses “Écrits”, sous le titre : « L’ombre de l’arbre inconnu », ce beau simple récit : « Un jour, un homme s’arrêta devant un arbre. Il vit des feuilles, des branches, des fruits étranges. À chacun il demanda ce qu’étaient cet arbre et ces fruits. Aucun jardinier ne put répondre ; personne n’en savait ni le nom ni l’origine. L’homme se dit : “Je ne connais pas cet arbre, ni ne le comprends ; pourtant je sais que depuis que je l’ai aperçu, mon cœur et mon âme sont devenus frais et verts. Allons donc nous mettre sous son ombre » ». Ce sont là, on s’en rend compte, paroles d’alliance avec le monde, indicatrices d’une forme de tendresse cosmique.
Oui tendresse de la parole de poésie. Le plus absolu des négateurs, Antonin Artaud par exemple, – même lui –, reste, qu’il le veuille ou non, celui par qui le pauvre cœur des hommes formule, avec l’on sait quel égarement perdu, sa longue et longue plainte. Face à l’univers plein de crocs et d’accrocs, le cri terrible d’Artaud s’achève en un murmure. Artaud pleure à mi-voix, il pleure à évoquer Van Gogh, « le suicidé de la société ». Écoutez, oui, écoutez sous le cri le murmure : alors seulement vous êtes habitant/habité, logé en poésie : alors seulement vous justifiez Hölderlin pour qui, ici, c’est poétiquement que l’homme habite. Alors, vous justifiez aussi la langue arabe en qui, de toute éternité, le vers se dit « bayt » : « maison ». C’est poétiquement que l’homme, dit Hölderlin, « habite sur cette terre », donnant ainsi leur juste poids a la substance de vivre qui est inévitablement d’ici et de maintenant, pauvres choses glorieuses d’ici et de maintenant issues de cette substance, – noire mais solaire –, qui, autour de nous, autour de notre cœur, tissent leurs toiles d’araignée, pauvres choses qui trouvent refuge dans nos mots et se prennent avec nous aux rets de notre poème lequel, seul, en nous prouvant, les prouve. Sous le murmure le cri, sous le cri le murmure : nouvel épisode de cette ambiguïté vivante qui tend l’arc du poème à travers l’attention et la tentation de la flèche dont personne ne sait plus, à l’instant du tir, ni de qui est l’arc ni de qui est la flèche : « Si ton ami souffre d’une flèche – énonce un aphorisme zen –, n’attend pas de tendre l’arc, tire la flèche ». Ambiguïté, donc, et paradoxe, dans cette saisissante contraction de l’espace-temps qui fait du poème une donnée réelle ontologique.
Ainsi pour moi, la poésie est fondamentalement paix, paix ontologique, « salâm ». C’est l’idéologie qui est guerre. Une de mes compatriotes, la poétesse Nadia Tueni, l’a dit admirablement, terriblement, quand le Liban était encore à feu et à sang : « On tire sur une idée – écrit-elle –, et on tue un homme ». La poésie, à l’inverse de l’idéologie, est celle qui se refuse à tuer et qui, humblement, merveilleusement, aide la vie à être, à mieux être, l’aide à se vivre en plénitude. « Les grands événements – écrit Nietzsche – viennent toujours à nous à pas de colombe ». Et la poésie, colombe aquiline, comme il m’est arrivé de la définir, la poésie est un grand événement.
J’en aurai terminé une fois que je vous aurai fait part de mon testament. Il est court, et ce n’est rien qu’un post-scriptum à ma vie. En effet l’équation Vie égale Poésie est bien évidemment la mienne, depuis toujours. C’est dire que je ne souhaite pas opposer vie et poésie, que la première m’apparaît taire le nid de la seconde et qu’aussi bien c’est la poésie qui donne à la vie des ailes. Des ailes, c’est-à-dire un espace, c’est à dire une direction (toutes les directions à la fois), c’est-à-dire un sens (tous les sens possibles). Mais, et c’est peut-être le principal argument en faveur de la poésie, celle-ci, la poésie, en arrive à ramener toutes les directions à une seule, tous les sens déployés au seul sens qui vaille. Il s’agit, à travers l’ensemble des offrandes que nous fait la vie, certaines heureuses, d’autres chagrines ou malheureuses, d’aller là où la parole allume une lampe et, autour de cette lampe qui nous retire à la confusion universelle, de voir subordonner pour le peu de temps que nous l’habitons la violente chambre cosmique. Poète est celui qui voit double : il voit les choses et, simultanément, il voit leur ombre limpide dans le plus noir d’un miroir paradoxal. J’ai écrit quelque part (on me pardonnera une nouvelle fois de me citer moi-même) : « Par défaut de nuit, beaucoup de ce qui s’écrit manque de langue, beaucoup de ce qui s’écrit manque de nuit. » C’est au point de rencontre de la langue et de la nuit que s’enracine le poème. Et c’est la sans doute, en cet isthme, que la vie, pour réussir son passage, se fait la plus intense, la plus délicate, la plus forte, la plus vulnérable. « Une rose dans la fatigue », ai-je également écrit.
Non, je ne suis pas pour la vie recluse en poésie. Je suis pour que portes et fenêtres soient ouvertes et que les milliers de présences du monde viennent agresser la langue. Je suis même pour que la maison brûle et que d’elle ne subsiste que ce que le feu et la flamme n’ont pu dévorer ni réduire à l’état de cendres. « La poésie est l’incendie des aspects »: cela fut dit.
… Or voici que le poète a vieilli. A-t-il parlé de lampe ? « La fin de la vie apporte avec elle sa lampe », écrit Joubert
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