Mois : mars 2014 (Page 1 of 2)

Raisons et déraisons de la poésie

Albrecht Dürer

SOLEIL NOIR

 « Ma grande, ma primitive passion », dit Baudelaire, parlant des Images.

Autant qu’il m’en souvienne, ma vie a été entourée d’images : il y avait à la maison des tableaux, des calligraphies surtout, et l’un de mes amis de collège étant peintre, et qui le restera, m’initiera, à quatorze-quinze ans, avec intelligence et sensibilité, au sens, au vrai sens de la peinture, me commentant la célèbre définition du tableau par Maurice Denis (« … des couleurs dans un certain ordre assemblées »), tout en l’appliquant, cette définition, aux toiles et aquarelles, aux gouaches et dessins que proposait deux fois par an, au printemps et à l’automne, à notre regard d’adolescents inspirés et émus, le salon officiel de peinture et de sculpture de Beyrouth. Car tout cela, cet apprentissage orphelin de musées, avait lieu pour nous dans la capitale d’un Liban juste devenu indépendant au sortir de la Deuxième Guerre mondiale et duquel le seul musée existant était le Musée archéologique, magnifique il est vrai. Des collections d’art, souvent fabuleuses (celle d’Henri Pharaon par exemple), étaient connues mais ouvertes aux seuls privilégiés. C’est plus tard, quitté le Liban exsangue de la guerre pour un Liban doré sur tranches et fastueux, que viendra le musée Sursock de peinture, que s’ouvriront des dizaines de galeries, que la ville, avec ses critiques avertis, aura vocation à devenir le centre de rayonnement de l’art plastique, voire de l’ensemble des arts, dans tout le Proche-Orient arabe.

Voici planté le décor d’ensemble. Et de la première représentation imprimée, qu’en est-il ? De ces représentations-là, j’en avais évidemment vu beaucoup mais, recueillie du regard dans un livre ou une revue, aucune ne m’avait paru signifier suffisamment pour constituer autre chose qu’une référence à un original pour l’instant hors de ma portée et qu’un jour, à Paris ou ailleurs, je verrai “pour de vrai”. J’aimais essentiellement la couleur et, du coup, les figurations en noir et blanc et toute création basée sur cette dualité élémentaire m’intéressaient assez peu. Paraphrasant Paul Valéry en incipit à Monsieur Teste, j’aurais pu dire : « La gravure n’est pas mon fort ». Puis vint l’un de mes maîtres, Gabriel Bounoure, un génie de la subtilité critique.

Il faisait, à l’École Supérieure des Lettres de Beyrouth, célèbre par lui et par son successeur Gaétan Picon, un cours très fluide sur la notion de “romantisme” où s’entrecroisaient Aloysius Bertrand, Nerval, Novalis, Hugo, Baudelaire, Jean-Paul, Isidore Ducasse et d’autres, jusqu’au graveur Meryon, jusqu’à Rainer Maria Rilke et ses merveilleuses Élégies. Et, remontant le temps, il y avait Properce, il y avait Jodelle et ses Contr’amours, il y avait Jean-Jacques, il y avait Goethe, il y avait Chateaubriand. Moi, dix-huit ans, et brutal : « Je ne comprends rien à cette pagaille d’auteurs et d’œuvres. Quel est le fil qui tient ensemble les perles de ce collier insolite ? » Bounoure souriant de cette impertinence apparemment sûre d’elle-même et adossée à une image voulue forte : « Sans doute, me répondit-il, la mélancolie… » Le lendemain, il me mit sous les yeux Melencolia, la magnifique et mystérieuse gravure de Dürer, que je ne connaissais pas. Ce fut véritablement le premier choc pictural de ma vie, mon image initiale, celle qui depuis m’accompagne et dont l’ange me regardera peut-être, à l’instant de ma mort, de ce regard aigu et distrait qui est le sien pour l’éternité.

Cet Ange – baptisons-le pour le moment “Ange”–, qui est-il ? Autour de lui, le monde est frappé de stupeur – immobilité y comprise – et, dirait-on, de mutisme. La respiration et la parole se sont de lui infiniment retirées. Sur la scène “médusée”, au sens étymologique du terme qui signifie pétrifiée par un œil pareil à celui de Méduse, tout se trouvant fixé comme par la mort, l’univers semble attendre on ne sait quoi, on ne sait qui, pour une intervention qui lui restituera, avec la plénitude de l’être, sa fluidité. L’œil médusant que j’évoque ne serait-il pas ce soleil qui rayonne noir sur noir au fond du décor sur la surface sinistrée d’une mer morte tandis qu’une chauve-souris suspendue dans l’air que rien, aucun souffle, n’agite, déploie une inscription qui fournit ou prétend fournir le mot de l’énigme : MELENCOLIA ? Mais, en fait, aucune explication ne nous est donnée quant à “ce soleil noir de la mélancolie” qui en viendra à imprimer sa marque indélébile sur l’imagination nervalienne ainsi que sur celle, antécédente, cosmique et toute d’abîmes, de Hugo. La clé éventuelle du secret est pendue, parmi d’autres clés, à la ceinture de l’Ange ; cependant, il n’en usera pas. Le théâtre étroit que figure la scène inventée, intuitivement mise en place par Dürer, est un théâtre surchargé de signes et de symboles. Théâtre cosmique. Théâtre  intellectuel et moral.  Théâtre ontologique. Il raconte, ce théâtre, le temps, l’espace, la mort, et peut-être le dépassement de la mort par l’éventualité d’un salut. Regardons bien les détails de cette image où je m’obstine à ne voir que de la métaphysique. Les instruments de la crucifixion sont là, du moins certains d’entre eux : le rabot et les clous au premier plan, ainsi que, dépassant de sous la robe de l’Ange, les mâchoires d’une tenaille et, plus loin, sous le polyèdre, le marteau. Dressée contre le polyèdre, l’échelle. Et, couché au pied de l’Ange, de qui la couronne, si elle n’est pas d’épines (comment aurait-il osé ?), est de buis, un chien famélique et qui dort, dernier vestige récupéré d’un troupeau perdu. Dort aussi, assis sur un bas-relief en forme, semble-t-il, de tête étrangement indifférente, l’angelot, – exténué d’avoir assisté, lui, de toute son attention, au plus terrible des spectacles. Non, le petit ange ne dort pas : il regarde du coin de l’œil, atterré, l’Ange prisonnier de son immense silence et, ce faisant, il paraît nous prendre, nous les spectateurs du monde mort, à témoin de cette désolation sans borne, de cette concavité de dépression qu’accuse l’œil solaire situé à l’infini, en point fixe, au-delà d’un faux arc-en-ciel fait comme de fer. La vedette centrale revient à l’Ange qui ne regarde personne, – qui ne regarde rien.

Il a assisté à la Passion : le bâtiment classique derrière lui est un caveau funéraire, – de cela on ne saurait douter. Il paraît avec son compas ouvert ne prendre que la mesure mentale de la catastrophe qui est aussi mesure de sa lassitude. Autour de lui la sphère, l’équerre, le polyèdre, la disposition graduelle des objets en perspective formulent la toute-puissance de l’espace ; la cloche et le sablier suspendus au mur funéraire expriment, quant à eux, la dimension tragique du temps ; la table des nombres – dont les alchimistes savent qu’elle est le carré magique de Jupiter, miroir du chiffre 34 liant le fini à l’infini – cette table ne signifierait-t-elle pas aussi les mesures objectives d’un univers pourtant démesuré ainsi peut-être que le compte fuyant, et tout de subjectivité, de nos jours, ce que Bergson appellera plus tard notre durée ? La balance matérialise et confirme le jour incontournable du Jugement. L’Ange, fils de la Renaissance, laquelle est en train de prendre forme et de s’installer dans le présent/avenir, est-il vraiment un ange ? Oui et non : c’est également une femme et cette femme est une Muse, un Génie comme beaucoup plus tard dans le poème de Rimbaud. Le buis de sa couronne, c’est sans doute aussi du laurier. Entre le passé d’hier, lourd d’un Christ, et les lendemains angoissants de la science naissante, elle est, comme dut l’être Dürer en 1514, quand il abandonna peinture et gravure sur bois pour les raffinements incisifs du burin, oui, elle est profondément perturbée. Contrairement à ce que j’en ai dit, ce théâtre est donc aussi psychologique, une fois le métaphysique induit. Qui a raison, de la tradition spirituelle – meurtrie au sens fort du mot, et meurtrissante – ou bien de la chanson qui s’apprête à chanter au-delà, bien au-delà du très pesant couvercle ? C’est cet interminable tourment contemplatif – lié au doute terrible d’avant le “dégagement rêvé” (Rimbaud) – que saisit cruellement le burin halluciné de Dürer.

Mon interprétation de cette œuvre admirablement gravée avec la précision d’une page de musique vaut ce qu’elle vaut : les poètes ont ce droit, celui d’interpréter. « Qui verra vivra », pensent-ils. Ma grande, ma primitive passion pour les images en forme d’énigme date du jour où Dürer me la révéla.

L’enfant de soie

Texte publié dans L’Orient-Le Jour, à Beyrouth

Le rêve de la soie palpite depuis toujours comme une immense toile d’araignée sur l’univers des hommes. Pour elle, pour l’acquérir, ils ont voyagé dangereusement, ils sont allés de l’extrême Occident à l’Orient extrême, ils ont recrutés des équipages et affrété des bateaux, ils ont monté des caravanes armées et traversé des déserts absolument stériles et des gorges de très haute montagne farouchement solitaires et totalement désespérées. Ils ont appris des langues et des mimiques. Ils ont rencontré l’autre dans son étrangeté sidérale et ils ont négocié avec lui. Ils se sont déshabitués d’eux-mêmes et ont compris, de ce fait, que le monde était beaucoup plus grand que leur propre destin ou celui même de leur nation. Ils ont voyagé géographiquement, certes, mais surtout mentalement et, à la limite, ontologiquement pourrait-on dire. Ils ont compris, grâce au mince fil de soie, que la vie était la plus folle et la plus forte des aventures et que c’était, nécessairement, une aventure pour les uns et les autres, ceux d’ici et ceux de là-bas, différents et semblables et que c’était, nécessairement, une aventure courue ensemble.Le fil de soie est ce qui recoud, à travers les espaces et les temps, les civilisations et les êtres, les intérêts et les songes.

La route de la soie passe par mon pays : le Liban. Elle y passe, comme le ferait une navette allant et venant – à deux reprises. La soie de la Chine et de la Perse, à moins que ce ne soit celle de l’Inde du Nord y arrivait par Alep, grande métropole de la soie où séjourna Marco Polo, et par Damas qui est, on le sait, l’une des capitales du brocart et de ce brocart dont on dira justement, depuis le temps des Croisades, qu’il est « damassé ». Tyr se trouvait être, depuis la plus haute antiquité, la cité du murex et de la pourpre. D’Alep et de Damas qui sont, on le sait, villes de Syrie, des pièces précieuses de soie parvenaient au Liban pour y être traitées et somptueusement colorées: cette soie-là, importée d’Arabie sans doute, avait débarqué, provenue de l’autre côté de l’Océan Indien, dans un port du Yémen avant d’être prise en charge par les caravaniers du désert qui montaient vers le Nord. Le Coran lui-même évoque la spendeur de la soie et du brocart, tissus paradisiaques. Des Elus, il dit : Il [Allah] les récompensera pour leur patience en leur donnant un jardin et des hahiîs de soie. (LXXVI, verset 12)
et dans la même sourate, L’Homme, un peu plus loin : Ils porteront des vêtements verts, de satin et de brocart. (verset 21)

Dans une deuxième occurrence, il advient au Liban d’être mêlé à la soie, ainsi que je l’ai dit précédemment. C’est à partir de ses ports que les ballots de soie sont acheminés vers Venise, Gênes ou Marseille par voie maritime. Et plus tard, au XIXème siècle, les Libanais se mettront à la plantation du mûrier et à la culture du vers à soie, commerce rentable, pour produire les merveilleux cocons qui seront vendus tels quels aux réputés soyeux lyonnais, à moins que certains d’entre ceux-ci ne viennent eux-mêmes s’installer au Liban, y fondant des magnaneries.qui existent encore, desaffectées mais somptueusement construites, pour y traiter surr place la très subtile denrée. Cette présence des soyeux français au Levante aura pour résultat inespéré la création, à Beyrouth même, il y a cent vingt-cinq ans, de la célèbre Université Saint-Joseph, filiale à l’origine de l’Université de Lyon.

La soie aura donc donné naissance à l’Université française de chez moi, elle aura introduit de la sorte et avec quelle force ! la langue française au Liban et voici que je suis moi-même un produit – faut-il dire soyeux ? – de l’Université Saint-Joseph. Quand la chrysalide dort dans son cocon, on ne peut jamais être sûr de la nature du papillon à qui elle donnera le jour. Espérons que le papillon que je suis n’a pas trop démérité de cet étrange rêve que j’ai évoqué en introduction à ce texte, rêve plusieurs fois millénaire, et dont je suis accidentellement le fils.

De ce grand rêve de légèreté, j’aurai peut-être hérité la poésie.

Pour l’oeil qui devient visage ou paysage

POUR L’ŒIL QUI DEVIENT VISAGE OU PAYSAGE

(Paul Éluard)

Il y a entre paysage et poésie le même rapport qu’entre la poire et la soif. Disons mieux : entre une soif immense et tout un verger de poiriers, fleurs et fruits balançant en simultanéité leurs offrandes au même soleil allégorique.

Mais ce n’est pas l’allégorie mon affaire ni non plus l’affaire de la poésie même si celle-ci parfois, et cela depuis toujours et dans toutes les langues, ambitionne, pour des raisons d’universalité, de parler le langage des archétypes. Que de peintures, que de statues, que de poèmes ont choisi de se rallier, parfois somptueusement, par tous les pouvoirs de l’harmonie sollicitée ou du désordre organisé, à ces idéalités rayonnantes, fussent-elles sombres. Que de paysages composés, étudiés, pénétrés de lumière théologique, idéologique, symbolique ! Peint ou chanté, le paysage a été souvent, est souvent encore, un écrin pour l’homme qui se trouve placé là, un faire-valoir pour les hommes et les femmes qui y sont – effet de l’art et questionnement de l’âme – engagés. Il n’y a qu’à penser à tous ces paysages radieux ou orageux qui entourent et enserrent de signes complémentaires, lourds de projections morales, les scènes faisant revivre la Sainte Famille, par exemple, ou les étapes de la passion du Christ. D’autres paysages, d’autres occurrences, d’autres scènes, d’autres fonds et arrière-fonds nourris de mythes et investis d’arbres, d’eaux, de montagnes, de lointains, et magnifiquement éclairés d’une lumière et d’ombres comme abstraites font, en France, au XVIIe siècle, la gloire des tableaux de Nicolas Poussin qui raconte les dieux de la Grèce ou les héros et les héroïnes de la Bible. Cette même rhétorique sublime se retrouve, autrement, chez d’autres peintres (Claude le Lorrain par exemple), dans d’autres pays, à d’autres époques, avec d’autres noms de génies, d’autres sujets, d’autres techniques. La poésie aime aussi cette rhétorique du paysage : rhétorique des paysages des poètes de la Pléiade, par exemple (sauf peut-être Joachim du Bellay), rhétorique des grands poètes de l’ère classique (sauf peut-être Tristan L’Hermite et parfois La Fontaine). Ne parlons pas du XVIIIe siècle qui – Rousseau, le génial Rousseau mis à part – ignore tout du paysage et le néglige. C’est avec le XIXe siècle et la montée du Romantisme que le paysage fait sa grande entrée dans la poésie et la prose françaises. Dans la grande peinture aussi de ce grand siècle, peinture qu’avaient pourtant pressentie et annoncée les merveilleux paysages de Watteau, de Fragonard et aussi les visions antiques si riches de mélancolie de Hubert Robert. Reste que, malgré la rencontre des sensibilités, voire leurs convergence entre peintres et poètes, c’est le paysage sorti de la plume des poètes qui retiendra ici mon attention.

Je repose donc la question : pourquoi le paysage, pourquoi la poésie, pourquoi ce binôme qui aujourd’hui va tellement de soi qu’il ne semble pas faire problème et qu’effectivement il n’en fait pas ? C’est, me semble-t-il, qu’à mesure que l’homme a pris historiquement conscience qu’il n’était pas le centre et la raison d’être de l’univers, ce qui fut longtemps sa position théologique, son environnement, cette puissante nature partout présente et active autour de lui, l’a envahi, a investi sa conscience. Un jour viendra où Rimbaud, dont toute l’œuvre et notamment Les Illuminations est tissée de paysages, d’ailleurs plus infinis que finis, mélangeant imagination et réalité (et quelquefois c’est l’imaginaire qui fonde miraculeusement le paysage réel comme déjà dans “Le Bateau ivre”), un jour viendra, dis-je, où le très jeune poète donnera en quelques mots l’équation de cet amalgame entre l’âme et le monde, entre la vie de la personne et son dialogue avec la globalité cosmique, l’éventail déployé des éléments :  « Enfin, ô bonheur, ô raison, dit-il dans Une Saison en enfer, j’écartais du ciel l’azur qui est du noir, et je vécus, étincelle d’or de la lumière nature ». Mais Rimbaud le voyant, qui sait voir aussi le monde autour de lui et qui d’une manière ininterrompue l’interprète selon la fantaisie explosive de son imagination, a, derrière lui une longue lignée de “voyants”. J’appelle voyant quiconque voit double : ce qu’il a sous les yeux et ce que son âme voit, cette âme qui est peut-être une efflorescence de l’inconscient, lui-même structuré selon les rouages les plus secrets de la nature et ses lois, lois qui sont en état de porosité avec les milliers de présences du monde et leurs jeux multipliés.

Avant Rimbaud, cependant, les grands maîtres de paysage poétique (je me limite à la tradition française) sont d’immenses communicants avec les offrandes paisibles ou violentes que leur propose le monde dans sa constante et généreuse auto-dilapidation. Chez Hugo, chez Baudelaire, chez Mallarmé, chez Verlaine qui fut le plus proche compagnon du jeune Arthur et plus énigmatiquement chez Nerval, le paysage est dominant et se déploie en coup d’archet accompagnant le chant du cœur. Les exemples sont innombrables de cette osmose chez tous les poètes que je viens de citer et chez d’autres. Parfois rien qu’une image : la lune : « Cette faucille d’or dans le champ des étoiles » (Hugo), parfois tout un vers : « Entends, ma chère, entends la douce nuit qui marche » (Baudelaire), un autre vers, d’une perfection absolue : « Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin » (Apollinaire), ce court poème de Jean-Paul Toulet en deux quatrains :

L’immortelle, et l’œillet de mer
Qui pousse dans le sable,
La pervenche trop périssable,
Ou ce fenouil amer

Qui craquait sous la dent des chèvres
Ne vous en souvient-il,
Ni de la brise au sel subtil
Qui nous brûlait aux lèvres ?

(Les Contrerimes),

Je signale également cette métaphore de Claudel dans “Ballade”, tout un paysage dramatique en un verset : « Ceux que le mouchoir par les ailes de cette mouette encore accompagne quand le bras qui l’agitait a disparu », et Reverdy, dans ce beau faux paysage mental : « Comment vivre ailleurs que près de ce grand arbre blanc de cette lampe », et les autres, tous les autres sublimes inventeurs d’images, images réelles, images irréelles, images surréelles : de Cendrars à Fargue, de Laforgue à Milosz, de Desnos à Breton, d’Aimé Césaire à Saint-John Perse, de Jouve à Segalen et à Supervielle, de Germain Nouveau à Valéry Larbaud, de Max Jacob à Paul Éluard et à René Char, d’Yves Bonnefoy au très pur André Du Bouchet, pour ne citer que quelques-uns parmi ceux qui sont des créateurs, des bergers du paysage. Et je n’aurais garde d’oublier dans cette énumération mon compatriote, le Libanais Georges Schehadé :

Il y a des jardins qui n’ont pas de pays
Et qui sont seuls avec l’eau
Des colombes les traversent bleues et sans nids

Mais la lune est un cristal de bonheur
Et l’enfant se souvient d’un grand désordre clair

Ce sont là, chez tous ces poètes, heureux ou malheureux, des paysages liés au réel ou reliés au possible. Des paysages apprivoisables, habitables. Il existe quelques poètes français, parmi les plus grands, eux aussi maîtres du paysage mais d’un paysage inhabitable. Poètes du paysage improbable, hautement imaginaire. Inhabitable par excès le plus souvent de beauté et rayonnant aux limites d’un impossible : c’est souvent le cas de Rimbaud dans tous ses écrits. Citons :

MYSTIQUE

Sur la pente du talus les anges tournent leurs robes de laine dans les herbages d’acier et d’émeraude.

Des près de flammes bondissent jusqu’au sommet du mamelon. A gauche le terreau de l’arête est piétiné par tous les homicides et toutes les batailles, et sous les bruits désastreux filent leur courbe. Derrière l’arête de droite la ligne d’orient, des progrès.

Et tandis que la bande en haut du tableau est formée de la rumeur tournante et bondissante des conques des mers et des nuits humaines.

La douceur fleurie des étoiles et du ciel et du reste descend en face du talus comme un panier, – contre notre face, et fait l’ abîme fleurant et bleu là-dessous

(Les Illuminations)

Non loin de Rimbaud, deux poètes décisifs sont Gérard de Nerval et Isidore Ducasse, le pendant de notre Arthur (dont la dimension tragique se déploie aussi fastueusement que cruellement dans les quelques pages brûlantes d’Une Saison en enfer) : c’est le Comte de Lautréamont, l’auteur redoutable, l’imagier et le paysagiste impeccable et implacable des Chants de Maldoror. À l’inverse de Rimbaud, lui meurt physiquement à vingt ans. Il n’est pas fou, comme l’ont prétendu Rémy de Gourmont ou Léon Bloy, mais ses paysages, puisés dans la nappe phréatique de l’inconscient ont la splendeur effrayante et parfois tendre des anges noirs : « Vieil océan, ô grand célibataire[…], dis-moi donc si tu es la demeure du prince des ténèbres. Dis-le moi… dis-le moi, océan (à moi seul, pour ne pas attrister ceux qui n’ont encore connu que les illusions), et si le souffle de Satan crée les tempêtes qui soulèvent tes eaux salées jusqu’aux nuages. Il faut que tu me le dises, parce que je me réjouirais de savoir l’enfer si près de l’homme. Je veux que celle-ci soit la dernière strophe de mon invocation. Par conséquent, une seule fois encore, je veux te saluer et te faire mes adieux ! Vieil océan, aux vagues de cristal… » (Chant IX). Un grand poète, Henri Michaux, qui se trouve être aussi un peintre des profondeurs de l’homme et du monde, est l’un des descendants en droite ligne de Lautréamont.

Plus effrayant mais plus directement ému que Maldoror et aussi puissamment armé pour opérer la transformation du paysage et même sa transfiguration est Gérard, notre Gérard, Nerval. Sylvie, Aurélia, Les Chimères, quelles vues et quelles visions pour reprendre la distinction célèbre de Mallarmé ! Que ce soit le paysage aimé et regardé en terre de Valois, que ce soit le paysage étrange, apprivoisé, aimé et regardé en terre d’Orient, que ce soit, une fois ouvertes les “portes d’ivoire et de corne” d’Aurélia, les plongées du “nageur d’un seul amour”[1] dans les rêves et les anamorphoses de la quête de la seule aimée éclairée par la lumière des rêves, les vues et les visions que Nerval rapportent de “là-bas” sont tout à la fois magnifiques et angoissantes. « L’épanchement du rêve dans la vie réelle » suscite cela, que Nerval retient avec une maîtrise absolue dans le cristal de sa langue, le déroulement d’un panorama infini qui entraîne le lecteur vers des enchantements et des sortilèges où il lui semble s’égarer lui-même, sur les pas de Gérard, dans tous les lieux insaisissables et pourtant mystérieusement cohérents du labyrinthe de la dualité. Les paysages du pays de Nerval sont aussi inoubliables que ceux de Dante dans La Divine Comédie.

Et les sonnets des Chimères, ces diamants qu’on dirait de la mine déjà taillés ? Citons, pour l’éclat du paysage antique, en terre de Méditerranée, l’un d’entre eux :

La connais-tu, Dafné, cette ancienne romance,
Au pied du sycomore, ou sous les lauriers blancs,
Sous l’olivier, le myrte, ou les saules tremblants,
Cette chanson d’amour qui toujours recommence ?…

Reconnais-tu le temple au péristyle immense,
Et les citrons amers où s’imprimaient tes dents,
Et la grotte, fatale aux hôtes imprudents,
Où du dragon vaincu dort l’antique semence ?…

Ils reviendront, ces Dieux que tu pleures toujours !
Le temps va ramener l’ordre des anciens jours ;
La terre a tressailli d’un souffle prophétique…

Cependant la sibylle au visage latin
Est endormie encor sous l’arc de Constantin :
— Et rien n’a dérangé le sévère portique.

Paysage admirable et qui contient tous les signes du Sud abandonnés en attente de quelque déchiffrement à venir dans la lumière du Sud. Ce déchiffrement, par bonheur, n’est pas encore venu et sans doute tardera-t-il à venir. Poème au sens propre du mot sibyllin quoique, en chacun des éléments, resté concret. Nous connaissons ce paysage, nous l’avons traversé, nous y avons vécu. Au-delà de l’immédiateté de ces lignes heureuses qui s’inscrivent dans notre conscience, un infini se dessine au loin, en marge de tous les détails identifiés qui installent en nous cet infini et cependant se laissent dévorer par lui comme par un feu. L’immobilité, la fixité des choses introduit une éternité. Et voici, étonnamment, qu’à travers le rayonnement des symboles obscurs indéchiffrés se lève à nouveau, comme dans le sommeil de l’énigmatique sibylle, le crépuscule ambigu de l’allégorie renaissante.

Plus que toute autre chose, le paysage se prête à la projection allégorique. Dira-t-on que je me contredis au regard de ce que j’affirmais au début de ce propos ? Soit, je me contredis. Le poème, qui est le lieu de la plus courte distance qui va du cœur au monde et vice-versa, est, se doit d’être le lieu de fusion de ses éléments disparates et souvent contradictoires. Il dit spontanément ce qu’il a à dire en première lecture et garde en réserve l’espace de sa lecture seconde, une fois que, dissipés ses déchirements, il se résout harmoniquement en lui-même, devenant ce point inaltérable où tout s’efface et disparaît au profit de la transparence de l’unité rejointe.

L’allégorique et le symbolique font partie très souvent de l’ombre portée du poème, dans le secret d’une éventuelle lecture seconde. Il y a une dizaine d’années, j’écrivais innocemment un texte sur un site de rochers monumentaux que j’ai toujours aimés et qui dominent de leur massive présence la montagne d’alentour et la Méditerranée libanaise à ses pieds. Je croyais naïvement que c’étaient seulement ces rochers de Kesrouan, province centrale d’un Liban encore occupé, qui me dictaient mes mots. C’est plus tard que je découvrirai qu’à travers ces masses opaques résistant à l’érosion depuis des milliers d’années, c’était ma nostalgie d’un Liban délivré qui s’exprimait.

ROCHERS DU LIBAN

Visages sans visage, rochers, fable dure. Ils disent, ils affirment catégoriquement : nous sommes le monde. Face à l’éternité parfaite et patiente d’un ciel et d’une mer amoureusement appareillés, ils font la lente démonstration de leur propre éternité sans amour. Ici, c’est le jardin sans jardin, de la Preuve, l’Eden minéral illuminé. Plus bas, ce sont les blancs villages prisonniers d’une odeur de menthe et la vigne grosse d’un vin perdu de sucre, plus bas encore, c’est la mer – qui déchire et dévore ses dentelles. Ici, c’est le vent seulement, et cette draperie compacte qui l’habille, – c’est une rose qui perd, au fil de l’air brusque, ses pétales de feu.

Sous le vol frémissant des roches pâles et pures, Adonis va mourir. Conscience plus que terre friable, ô vulnérable; évanouie dans ta propre fumée ! Mais où courait-il, ce fils du désir, à travers les tables saintes de cette vallée, taillée à vif dans la mélancolie du monde, où l’attendait pour le meurtrir, à toute allure, une pierre déguisée en sanglier ? Une femme se déploiera pour le pleurer et le peuple, tigre naïf des anémones. Certains, à l’heure où le sang coula, crurent-ils à l’émotion des planètes, aux minuits de la rosée au-dessus des laitues du songe ? Qu’ils se rappellent la fermeté du très beau mois, ce ciel bâti ! Simplement, parce que la saison tournait, les constellations penchèrent un peu, grappes alourdies. Elles scintillèrent sèchement puis, le froid venu, grelottèrent.

——————————————————————————–

[1]       L’expression est de Georges Schehadé, dont elle constitue le titre d’un recueil.

Homme fini, paysage infini

Entretien sur la poésie réalisé par Audrey Hadorn, au sujet de la thématique de cette édition du Printemps des poètes :

« D’infinis paysages… »

« Exprimer les liens profonds qui unissent l’homme à la nature, les célébrer ou les interroger est un des traits les plus constants de la poésie universelle. Mers et montagnes, îles et rivages, forêts et rivières, ciels, vents, soleils, déserts et collines, la plupart des poèmes porte comme un arrière-pays la mémoire des paysages vécus et traversés. Se reconnaître ainsi tributaire des infinis visages du monde, c’est sans doute, comme le voulait Hölderlin, habiter en poète sur la terre. »
Jean-Pierre Siméon,
Directeur artistique de l’association Printemps des poètes

Question 1 : Tel est l’édito de Jean-Pierre Siméon sur cette édition 2011 ayant pour thème d’ « Infinis Paysages ». Qu’est-ce que cette thématique vous inspire ?

Cette thématique ne m’inspire rien de particulier, tant elle me paraît aller de soi. Depuis toujours, il existe un lien très étroit et très fort entre l’homme et son environnement naturel, surtout si cet homme est poète. Le poète appelle à lui les images, les signes et les figures de son jardin qui est le monde pour en nourrir son inspiration et, dans certains cas, à travers l’émotion immédiate reçue du paysage, serein fût-il, ou grandiose et sauvage, pour enrichir le trésor de ses projections symboliques. Rappelons-nous Baudelaire :

La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers

Le “Jardin de nature” a irrigué la sensibilité poétique en Orient et en Occident, au Nord et au Sud de la planète, tout ce fourmillement d’étoiles au-dessus de nos têtes, et cela, je l’ai dit, de tout temps, certaines langues et certaines époques se révélant plus sensibles que d’autres à cet envahissement, disons mieux à cette osmose puissante et créatrice entre l’homme et le monde. Il arrive d’ailleurs, souvent, que le paysage observé se charge d’imaginaire qui en multiplie le pouvoir affectif par l’entrée en scène de l’inconscient. Les poètes, du type Hugo, ou Nerval, ou Baudelaire, ou Rimbaud, ou Lautréamont, et plus tard la poésie de notre modernité – les surréalistes notamment, mais aussi Apollinaire, René Char, Saint-John Perse, Pierre Jean Jouve, Rilke en Allemagne, Segalen en Chine, etc. – ont étendu les pouvoirs du paysage à l’infini en y introduisant des éléments neufs issus d’explorations et d’expériences personnelles qui font exploser le cadre strict du panorama observable et spontanément identifié. Les grands peintres de notre modernité (Ernst, Masson, Balthus, Dali, Klee) n’ont pas procédé autrement et, du coup, poètes et peintres se sont appuyés les uns sur les autres et multiplié leur capacité d’invention. En somme, le paysage visible donne accès au paysage invisible, autrement dit à l’infini. On peut donner congé au vent des apparences faciles. La Tour Eiffel est désormais bergère des ponts, ce qui, grâce à la vue-vision d’Apollinaire, nous devient évidence.

Question 2 : Comment la thématique « d’infinis paysages » résonne-t-elle par rapport à vos écrits ?

Je pense avoir déjà répondu à cette question. Ma poésie, la totalité de ma prose, puisent leur meilleur dans la fluidité de ces passages que je viens d’explorer brièvement.

Question 3 : La programmation décline la thématique au sens large, y compris en incluant une dimension sociétale et politique avec les thèmes de frontières et des sans-papiers. Le poète doit-il jouer un rôle politique ? La poésie est-elle un contre-pouvoir ?

Certes le poème est lié par ses racines les plus secrètes au milieu dans lequel il a vu le jour, ses mots, ses intonations sont colorés par la lumière de ce milieu, c’est ce qu’on peut constater chez les poètes apparemment les moins engagés. Cela dit, je ne vois pas en quoi le thème de l’infini paysage peut inclure les graves problèmes que vous rappelez : celui des sans-papiers, celui du libre passage des frontières. C’est là un tout autre registre et ce sont là des questions qui méritent réflexion pleine et entière, et non plus par le biais d’un raccord esthétique. La poésie est-elle un contre-pouvoir ? Bah ! Elle n’intéresse, hélas, presque personne aujourd’hui. Elle eut pourtant dans l’histoire un important impact politique : dans la société arabe pré-islamique, dans des périodes révolutionnaires (les poètes de la Révolution russe, par exemple : Maïakovski ou bien Alexandre Blokh) ou les poètes de la résistance, de toutes les résistances (en France, sous l’occupation allemande, en Palestine, sous l’occupation israélienne des territoires). Cela dit, chaque fois qu’il y a oppression et tyrannie, il appartient au poète de parler hautement, durement : Césaire l’a fait, Mahmoud Darwîch l’a fait, d’autres, beaucoup d’autres seraient à citer, et avant tout cela, à l’avant-garde de la parole revendicatrice et libératrice, le Victor Hugo des Châtiments.

Au sujet de l’art poétique et de la place du poète dans notre société

Question 4 : Quelle place occupe d’après vous la poésie dans la société d’aujourd’hui (notamment par rapport à la place qu’elle avait dans la société des années 20 avec le surréalisme ou dans les années 40 avec la poésie de la Résistance qui ont donc contribué à modifier en profondeur le monde)? Et pour quelles raisons?

La poésie n’occupe aucune place dans la société d’aujourd’hui, du moins dans les sociétés occidentales dont le dieu honoré et adoré est l’efficacité économique. Il n’y a plus de grands et vrais poètes en Allemagne, le pays de Goethe, de Hölderlin, de Novalis, de Rilke. Il n’y a plus de poète important aux États-Unis, le pays de Walt Whitman. Il n’y en a pas non plus en Angleterre, le pays de Keats. Et quant à la France, les grands poètes de la deuxième moitié du XXe siècle sont en train de disparaître l’un après l’autre : Du Bouchet avant-hier, hier Césaire, aujourd’hui Glissant… Pourquoi plus de poètes ? je n’en sais rien. Par épuisement de l’émotion au profit de l’inquiétude vitale, par moins d’attachement à la parole et moins de goût pour le partage… On dirait d’une dynamique cassée, d’un ressort irréparablement brisé, d’un vocabulaire oublié, d’une dimension majeure de l’être soudain horriblement défigurée et démantibulée.

Question 5 : Quel est votre rapport au monde en tant que poète ?

C’est un rapport continu, interrompu, simple et à la fois multiple. Tout chez moi devient allégorie, comme dit en substance Baudelaire, pardon du rapprochement, mais c’est chez moi, dans le grand âge qui est désormais le mien, le constat de l’expérience. Je reçois toute chose, tout être, tout événement en plein visage et, aussitôt, le grand jeu de l’interprétation et de l’anamorphose se déclenche et tout de ce qui m’arrive est lu par moi simultanément en lecture première immédiate, et en lecture seconde : qu’est-ce que cela veut dire ? s’interrogeait Mallarmé ; oui, qu’est-ce que ça veut dire ? Tout s’écrit pour moi, à un moment donné, sur fond d’absolu. Un absolu paradoxal, puisque je ne comprends pas le sens de ce mot en dehors d’une référence à un dieu et qu’en ce qui me concerne cette référence n’existe plus. Je vis dans les relativités du monde entre lesquelles les mots, mes mots entre autres, essaient de créer une “corrélation signifiante” aussi fragile, hélas, et aussi signifiante que la toile de l’araignée. Cette toile d’araignée comme le monde, les aspects innombrables du monde, pour les réunir au centre, en un lieu où par le seul fait de leur centration, les choses dispersées prennent sens : un sens de beauté, notre seule approche de l’absolu étant dans la révélation, si évasive soit-elle, de ce sens lui-même porteur d’une fulgurance, ligne d’horizon en feu à la crête des mots. C’est peut-être philosopher un peu trop. Pardonnez-moi.

Question 6 : L’absence d’un grand courant esthétique clairement identifiable dans l’art poétique aujourd’hui vous semble-t-elle à l’origine d’un manque de visibilité des poètes auprès du grand public ? Ou pensez-vous au contraire que la poésie dans sa multitude de mouvements incarne une liberté absolue, presque révolutionnaire dans sa dynamique sans limite, dans un monde régi par des codes ?

Dans le temps, en effet, l’appartenance d’un poète à un groupe identifié ou un courant, à un mouvement, fût-il politique, parfois à une revue importante, lui assurait une visibilité plus grande d’abord parce que le mouvement ou la revue auxquels appartenait ce poète lui servait de garant auprès de l’opinion de tel ou tel public acquis d’avance, ensuite parce qu’un mouvement ou une revue avait plus de moyens et donc plus d’impact qu’un individu isolé, enfin parce que la poésie de ce poète profitait de l’effet multiplicateur provoqué par d’autres œuvres à côté de son œuvre, d’autres poètes à côté de sa personne et qui, à l’occasion, lui servaient de boucliers, et d’autres motifs que littéraires ou seulement poétiques. Il est évident que les poètes communistes – Aragon et Paul Éluard en premier lieu – ont tiré profit, grand profit, quelle que fût par ailleurs la qualité de leur talent, de leur affiliation au puissant parti communiste de leur époque. Les surréalistes, par la violence de leur action publique et leur extraordinaire propension à l’insolence et à la perturbation sous toutes les formes que celle-ci peut prendre, ont beaucoup aidé les membres du groupe (poètes ou peintres) à se faire connaître et même à s’imposer. La première NRF, revue qui, par sa qualité et son exigence, a permis à ses auteurs d’être repérés et reconnus comme les plus significatifs et même les meilleurs de leur temps et contribué à leur classement privilégié dans la mémoire de leur époque. Il en fut de même au milieu du XIXe siècle pour les Romantiques en leur mouvement ; peut-être même, au XVIe siècle, pour les poètes de la Pléiade formant groupe. Les choses ont bien changé pour nous. Heureusement. Nous ne croyons plus aux mouvements ni aux groupes. Le poète, au demeurant peu entendu et peu sollicité désormais, est lu par quelques-uns d’une lecture intime, secrète, complice, identifiante. Si donc il est beaucoup plus vulnérable dans son rapport avec le public, il est bien plus libre dans son propre rapport avec sa création et celle-ci, par la force des choses, se concentre sur elle-même, s’approfondit, se noue sur le noyau mystérieux du silence interne qui lui a donné naissance, tend la main – par-delà le public actuel préoccupé de problèmes du jour le jour – à quelque public de l’avenir, même étroit, attaché à la reconquête de sources de la langue et du mystère de l’être.

Question 7 : Pour des lecteurs qui ne connaîtraient pas votre œuvre, quel(s) ouvrage(s) leur conseilleriez-vous pour découvrir votre univers ? Pour quelles raisons ?

Il faut toujours lire, d’un poète qu’on ne connaît pas, le premier livre et le plus récent. Pour réunir en une seule prise la fleur naissante et le fruit advenu, et de la sorte obtenir un trajet. En ce qui me concerne, je conseillerai à un lecteur intéressé par mon œuvre de commencer par la lecture de mon recueil augural L’Eau froide gardée (Gallimard, 1972) et de poursuivre, dans le même mouvement, par la lecture de mon recueil Oiseau ailé de lacs (Fata Morgana, 2010). Puis, par la suite, de lire ce qui lui plaît, poésie ou prose, entre ces deux bornes. La collection Bouquins (Robert Laffont) a publié en 2009 une partie de mon œuvre, un fort volume de 1200 pages intitulé En un lieu de brûlure : on peut aussi m’aborder par là si l’on veut.

Question 8 : Quelles œuvres poétiques vous ont influencé ou vous ont accompagné dans votre vie ? 

J’ai lu beaucoup d’œuvres, issues de beaucoup de cultures (l’arabe et la française, bien sûr, mais aussi combien d’autres !) qui m’ont profondément touché, impressionné, sans doute partiellement modelé. Dans ma jeunesse, j’ai beaucoup fréquenté, étudiant à Paris, Pierre Jean Jouve et Henri Michaux (mais je connaissais par cœur Baudelaire, Mallarmé et Rimbaud). Plus tard, diplomate à Paris, j’aurai comme collègue à l’Unesco Pablo Neruda, je recevrai Ungaretti, et chez moi, ambassadeur en Hollande, tous les poètes de ma génération : d’Adonis à Michel Deguy, d’Yves Bonnefoy à André Pieyre de Mandiargues. Arrêtons cette vaine énumération, si même émouvante. Je rappelle que je suis d’origine libanaise : à Beyrouth, au sortir de l’adolescence, j’ai eu l’immense privilège de côtoyer un poète parmi les plus purs qui soient : Georges Schehadé, et un maître qui fut pour moi (comme il le fut pour Schehadé et pour Jabès) LE maître : Gabriel Bounoure, alors directeur de l’École Supérieure de Beyrouth et, homme de très haute culture, critique de poésie très écouté et très admiré de la NRF. Par lui, l’École Supérieure des Lettres de Beyrouth était devenue Saïs et nous les disciples à Saïs. La poésie nous était tout. Elle l’est restée pour moi, enfant du premier jour.

Albert Woda

Albert Woda est un peintre comme on n’en fait plus : attaché au sujet, épris de la nature, savant dans l’art de peindre. Rien de ces improvisateurs qui font l’actualité des médias et pour qui une idée et quelques graffiti, ou encore un objet inventé de toutes pièces et dont l’évidence est liée à la subjectivité de son créateur, ou encore une surface plane chargée d’abstraction(s), suffisent à exprimer le fond des choses et la plénitude de l’expérience. Woda, lui, est bien plus modeste et sans doute est-il aussi plus orgueilleux : il veut saisir par tous les moyens de l’émotion, de la méditation, de la contemplation — prenant ainsi le relais des anciens peintres dont il renouvelle l’ambition — le secret des choses et des êtres qui l’entourent et qui, repliés sur le mystère de leur permanence, inscrite pourtant dans l’éphémère du temps et de l’espace, n’attendent que d’être aimés, interrogés attentivement, pour livrer simultanément leur part de nuit et leur part de soleil.

Albert se fait ainsi dans ses Pyrénées et ailleurs le confident discret des arbres, des forêts, des grands paysages nus, des solitudes humaines qui les traversent, souvent accablées. Il reprend de la sorte, sous les grands ciels d’orage et leurs nuages tourmentés et fluides, la leçon des merveilleux Hollandais du XVIIe siècle, celle en particulier de Ruysdael et d’Hobbema que j’aime tant. Rien de servile dans son attachement à la dictée de ces maîtres, mais un compagnonnage, un partage. Les signes de nos civilisations se métamorphosent, évoluent, disparaissent, sont remplacés par d’autres, souvent plus agressifs dans leur modernité toute relative : le cœur de l’homme ne change pas ni son regard sur les arbres, les prés, les saisons qui, eux aussi, difficilement mais calmement, sereinement, se maintiennent. Non pas contre vents et marées, mais avec la complicité de ceux-ci. Il faut, oui, il faut que tout cela qu’on aime et qui est menacé — menacé par l’annexion et la colonisation du paysage du fait de l’urbanisation conquérante, menacé par l’annexion et la colonisation de l’homme par le travail abrutissant, le règne de l’économie, le plein pouvoir de l’informatique, la foire aux vanités qui nous exile, nous écartant de l’essentiel, il faut, se dit Woda que tout cela soit sauvé.

L’essentiel pour le peintre, fils en cela de l’immense Cézanne, est — une fois l’émotion accumulée dans son âme comme une nappe d’eau* — de nettoyer ses pinceaux et ses godets, de nettoyer ses yeux aussi pour en faire des miroirs de clarté, de s’installer face à l’arbre, à la personne à portraiturer, au paysage déployé ; et plus tard, si besoin est, il reviendra à tous ces motifs par la médiation des photographies sincères qu’il en aura prudemment faites. L’émotion, la nappe d’eau, commence à couler goutte à goutte, à la façon d’une source qui se prépare à sortir au jour, à jaillir en couleur, sobrement, silencieusement.

Car il est besoin de silence, de beaucoup de silence pour peindre à la Woda. Ces précautions prises, les arbres, les paysages peuvent venir habiter la toile, cette vie seconde.

Pierre Brunel « Il faut qu’une parenthèse soit ouverte sans être nécessairement fermée »

par Pierre Brunel
Paris IV Sorbonne

Il y a, vers la fin d’un recueil de Salah Stétié, un poème qui s’achève sur une parenthèse. Mais cette parenthèse ne se referme pas :

 » (Ses dents sont les poupées de la mort

C’est dans le livre publié aux éditions Gallimard en 1980, Inversion de l’arbre et du silence , sous-titré « poèmes », et c’est le poème XLV. La phrase entre parenthèses ne se prolonge pas dans le poème joint (XLVI). Par la suite, on trouve bien des parenthèses, mais elles s’ouvrent ou se referment sur un bref élément de langage ( » un scarabée « , XLVII, ( » cela « ), redoublant un premier cela, XLVIII. Or ce poème XLVIII reproduit aussi cela, je veux dire cette présentation insolite, et la parenthèse ouverte n’occupe plus cette fois-ci un seul vers, mais six, réduisant à la portion congrue, – quatre vers -, le début du texte.
Nous sommes ainsi introduits dans l’œuvre de Salah Stétié comme par une porte qui ne se refermerait pas. C’est , tout d’abord, un signe de différence :

 » (…) admise à la rupture
Et de cela ( cela) modulant
Demeure en la demeure en la maison « 

La littérature, selon les linguistes, se distingue de l’expression ordinaire par sa différence, sa singularité, ce que Roman Jakobson en particulier a nommé l’ écart . Claudel l’a dit simplement, et admirablement , dans l’une de ses Cinq grandes Odes :  » ce sont les mots de tous les jours, et ce ne sont pas les mêmes « . Il n’est pas de mot plus neutre que cela , et pourtant ce simple démonstratif prend un tout autre accent quand le poète, l’utilisant comme une manière de pivot, fait évoluer ou mieux musicalement évoluer le langage dans le vers. La parenthèse, isolant le mot, permet ainsi de l’accentuer, de le faire entendre différemment.
Baudelaire, à la fin du  » Rêve d’un curieux « , dans Les Fleurs du Mal , créait un suspens à la rime :

 » J’étais mort sans surprise, et la terrible aurore
M’enveloppait. – Eh quoi ! n’est-ce donc que cela ?
La toile était levée et j’attendais encore « .

En réécoutant ces trois vers , on saisit le glissement, dans la parole, de ces mots qui sont apparemment repris, répétés, qui sont les mêmes, et qui ne sont pas les mêmes : cela – (cela) , demeure, verbe – demeure, substantif, demeure – maison, non plus par homonymie, mais par synonymie.
Ce glissement, c’est le glissement poétique par excellence, et dans sa subtilité, le poème de Salah Stétié nous y rend particulièrement sensible.
` Une telle parenthèse ouverte est aussi un signe d’abondance . Traditionnellement, et même mythologiquement, cette abondance est représentée par l’inspiration qui envahit le poète. Il se sent plein d’une parole autre, et elle est pourtant la sienne propre. Le début du poème XLVIII l’exprime admirablement, mais sans démesure aucune, avec cette sobriété qui est si caractéristique de Stétié, une économie de parole qui n’est jamais pauvreté et qui s’allie chez lui avec l’art de l’arabesque :

 » Sous l’orage accompli de la parole
Est la parole, est l’accomplie
Demeure pauvre lampe

Instituée (…) « .

L’orage est passé, ce que Claudel appelle la « déflagration ». Il faut en quelque sorte ramasser les restes, faire une glane de paroles pour constituer la parole poétique, se reconstruire une maison comme après un cataclysme, et mettre en place dans la nouvelle demeure une lampe qui l’éclaire.
Ce dernier motif, celui de la lampe, est remarquablement présent dans l’œuvre de Stétié . Plus discrète que la lampe de Psyché, mais plus sûre , plus secourable pour nous, elle se substitue à l’autre, trop fulgurante, trop dangereuse. Cette substitution est exprimée dans le poème XCVI d’une autre recueil, L’Être poupée, poème (Gallimard, 1983) :

 » (…) une lampe brûlante
Pulvérisée par l’éclat de la foudre
Suivie du déploiement d’une autre lampe
A peine brûlante (…) « 

Cette lampe, tout humaine, permet l’éclosion du poème, le déploiement d’une œuvre immense qui, depuis De l’autre côté du très pur (1973) jusqu’à Fièvre et guérison de l’icône (1999) force l’admiration. Et la parenthèse reste ouverte…
J’ai jusqu’ici employé à plusieurs reprises le mot recueil . Or je ne suis pas sûr que ce soit le mot propre. Car, avec Salah Stétié, c’est toujours de livres qu’il s’agit. Mais il est le premier à savoir qu’une livre, qu’une œuvre se tissent, comme la toile d’une araignée. Et ce n’est pas un hasard si cette image est centrale chez lui. Elle doit assurément être ajoutée aux « Quelques thèmes récurrents et essentiels » sur lesquels a insisté Béatrice Bonhomme dans Salah Stétié en miroir : le silence, le désert, le jardin, l’arbre, le rose, l’amande et le lys, l’épaule, la lampe de nouveau , le feu, le raisin, le vin, la femme, – poupée ou idole, rouge ou noire, Héléna, l’enfant d’enfance , l’ange.
D’une manière plus fine, on peut distinguer dans cette liste des figures (Héléna, l’ange), des thèmes (le silence, la mort), et des motifs (la rose, le raisin). Les motifs animaux sont à ranger dans cette catégorie, comme l’abeille ou cette araignée dont on nous dit qu’elle n’est pas un insecte, mais qu’elle appartient à la catégorie des arachnéïdes. L’araignée, une tisseuse, celle qui assure l’accroissement,  » accroissement (de la parole et, une fois encore, la parenthèse ici ne se referme pas.
C’est l’ « araignée de la parole », comme il est dit dans le poème LXIII de Fragments .

Stétié est avant tout un poète. Il a rarement été tenté par le récit, sauf peut-être dans Lecture d’une femme (Fata Morgana, 1988) , qui est tout au plus une fiction, le possible roman d’un roman. Il est en revanche un grand maître de l’essai. On ne sera pas surpris d’apprendre que, parmi ses grands livres de prose, Ur en poésie (1980), Rimbaud, le huitième dormant (1993), Hermès défenestré (1997), il en est un qui s’intitule L’Ouvraison (José Corti, 1995, avec des calligraphies de Ghani Alani). C’est bien un livre ouvert aux autres,  » à Rimbaud hors soleil « ,  » à Yves Bonnefoy « ,  » Saint Yves de la Sagesse « , au poète trop tôt disparu Christian Gabriel Guez Ricord , dans l’essai qui porte ce titre même,  » L’Ouvraison « . C’est un livre ouvert sur deux cultures, l’arabe et la française (et plus largement l’Européenne). C’est un livre ouvert sur nous par celui que j’appellerai simplement un  » témoin de l’essentiel « .

Michaël Bishop « Pour une ontologie stétiéenne »

Michaël Bishop
Dalhousie University
Canada

« Dans le cercle du cercle / Est le cercle »
(I, 116)

« Respirer puis respirer puis mourir / Ses cheveux de feu dans le chant » (A, 19)

« Voici la vie », écrit en 1994 le grand poète de La Terre avec l’oubli, Salah Stétié, à qui nous offrons ici nos analyses qui sont aussi des hommages.

« voici la vie avec les chambres de ce monde » (T,19). Et tout de suite, malgré l’infinie grâce et la clarté exemplaire du constat, on plonge dans la haute complexité de ce qui nous est donné, les mille nuances du manifeste, le caractère interrogatif de ce qui peut sembler s’encoder comme réponse. Ce que Stétié appelle, dans Fragments: poème, « la fleur fermée de l’être « (F, 58) celui-ci étant déjà à la fois flagrance et opacité, phénomène offert et phénomène se refusant cette fleur, j’aimerais chercher, ici, avec vous, à en pénétrer en quelque sorte le fragile mystère, la si noire et pourtant si lumineuse beauté. Je parlerai ainsi d’abord de Fragments: poème et procéderai chronologiquement jusqu’à La Terre avec l’oubli, ceci avec des insistances, au nombre de huit, très variables quant à leur longueur, très variées quant à leur mode.

LA PONCTUATION DE L’ONTOLOGIQUE
Le deux-points qui se trouve au cœur du titre de Fragments: poème peut être considéré comme étant un des grands emblèmes d’un ontos qui, à la recherche d’un logos adéquat aux besoins expressifs de celui-ci, ne cesse de s’articuler en se désarticulant. Signe à la fois de l’équivalence et de l’opposition, de ce même et de cette différence dont nous parle aussi Michel Deguy, le deux-points travaille dans le sens de la définition, de la révélation même, des phénomènes de l’être tout en optant pour une juxtaposition où l’interpertinence de A et de B, ici du fragmenté, du partiel, et du poétique, du créé, du totalisant, reste enfin implicite plutôt que dit. Le deux-points à la fin de l’avant-dernier fragment (F, 105), surplombant le vide, le blanc, le « vide papier » quasi-mallarméen pourtant paginé et numéroté, n’invite-t-il pas d’ailleurs l’impossible équivalence de la figuration et du néant, de la parole et de l’indicible, du déjà dit et de l’indéfinissable? Et, effectivement, très nombreux sont, chez le Stétié de Fragments: poème, les signes de ponctuation, tantôt conventionnels tantôt loin de tout usage normatif, qui semblent vouloir trahir, traduire, le rapport difficilement vécu de l’être et de la conscience de sa précarité. Permettez-moi d’en privilégier rapidement quelques-uns: 1. les tirets, les traits d’union inhabituels, les traits obliques, qui, tous, mettent en valeur le paradoxe, la question, du rapport, l’hésitation entre interdépendance et désunion; 2. les points d’interrogation qui, là encore, multiplient les incertitudes tout en insistant sur l’intensité des fascinations et des pénétrations ontologiques amorcées; 3. les points (cf. F, 30), les virgules (cf. F, 36), les deux-points (cf. F, 35), les points-virgules (cf. F, 32) qui ne viennent qu’au vers suivant, et ceci, souvent, et bizarrement, après un autre signe de ponctuation au bout du vers qui précède directement, le texte devenant ainsi un lieu d’indication et de contre-indication syntaxiques excessives, le site d’une dysfonctionalité implicite là où on s’attend à un éclaircissement, une orchestration lucide de certains aspects du sens et de l’être; 4. les parenthèses ou ordinaires ou complètement inattendues (cf. F, 22), qui peuvent même choisir parfois de ne pas s’ouvrir même si elles se ferment (cf. F, 93) et qui toujours compliquent et problématisent un discours déjà richement métaphorique et allégorique qu’elles cherchent ainsi, simultanément, à désambiguïser, à nuancer; 7. la séparation de l’article défini et du substantif souvent placé au début du vers suivant (cf. F, 24, 37), séparation qui déstabilise et déroute à l’intérieur pourtant d’une logique, d’une ontologie, de la continuité; 8. la virgule qui termine le poème (cf. F, 29, 55), tout en le suspendant au-dessus du vide, au bord d’un abîme d’inachèvement radical, virgule-pause coupée de cette plénitude ontologique que représente en principe toute phrase s’installant dans sa définitivité élocutoire; 9. les traits d’union qui surgissent là où ils ne sont pas pour ainsi dire nécessaires (cf. F, 42: « per-/-Dant pied, le ciel se re-/-Fermant sur / »; F, 68: « … Le corps a-/-Vec des lèvres » et qui reposent la question du caractère unifiable, fusionnable des fragments de l’ontos, celui-ci assumant une logique, une logie si j’ose dire à repenser, un monde à refaire, à refigurer comme disait Ponge; 19. les exclamations qui ponctuent certains fragments et qui manifestent non seulement cette intensification affective du discours de l’être, mais aussi ce sentiment d’impasse, d’incapacité qu’éprouve parfois Stétié face à l’épaisseur, malgré l’éloquence exceptionnelle de son œuvre car l’exclamation reste aussi le signe de ce qu’on n’arrive pas à verbaliser, le signe d’un ontos qu’on ne dit, imparfaitement, qu’à travers cet élagage en quelque sorte synecdochique; 11. les points de suspension qui marquent une ontologie de l’incomplétion tout en débouchant sur l’espace d’une riche virtualité à la fois auctoriale et lectorale; 12. ces espaces blancs qui peuplent et ponctuent, qui a-ponctuent, si je peux dire, les fragments du poème, rythmant, discontinuant et enchaînant, dénouant et coordonnant, tout comme ces vers qui, la ponctuation s’effaçant totalement, obligent à une lecture à la fois compactée, accélérée, et ralentie, lentement approfondie, et donc à une ontologie à jamais se repensant.

L’ONTOS : UNE GÉOGRAPHIE LIMINAIRE
Lire l’œuvre poétique de Salah Stétié et je puise toujours pour le moment dans Fragments: poème c’est pénétrer dans un territoire ontique assez particulier. Si le corps et l’esprit restent, et dès le début, des figurants principaux (cf. F, 7, 9), l’arbre et ses fruits assument tout de suite une haute pertinence et ceci dans un monde conçu comme un microcosme familial emblématique mère, fils, etc. s’ouvrant pourtant sur un macrocosme qu’habitent anges et déesse. Si les conditions ontiques peuvent s’avérer heureuses limpidité, lumière et lampe elles semblent souvent se dégrader selon une vaste poétique de la faim, du froid, de la dureté où douceur et consolation, beauté et rayonnement risquent de se noyer dans une conscience implacable de la douleur, de la brûlure, des larmes et de la crucifixion. Si, ainsi, s’esquisse le geste d’un don fondamental où s’affirment la plénitude des apparitions et la soudaineté de « cela » qui émerge et qui, « encore étant » (F, 31), persiste, et si, aussi, se déclare la possibilité d’une nomination, d’une inscription du cri de l’être, il n’en est pas moins vrai qu’une poétique du désert, de l’absence, de la nullité, du « presque rien » installe, au cœur de toute cette énergie assertorique, une négation, une logique de la « défiguration » et de la non-poiesis ou de l’hésitation du poiein (cf. F, 52). Et, effectivement, une conception de ce qui est double (cf. F, 57) complexifie souvent la conception stétiénne de ce qui est. Ce qui ne devrait pas étonner: ce que j’ai appelé la géographie de l’ontos est fondée sur le principe d’équations mouvantes, d’une figuration instable, en perpétuel devenir. Tout ici est drame, théâtre, opposition, imbrication, traversée, passage, dispersion, rassemblement, dialectique, synthèse.
Fragments: poème est, en effet, très riche sur le plan ontologique. Parfois c’est l’être-là des phénomènes qui fascine (F, 11); à d’autres moments, c’est l’être-dans, « l’être dans les raisins » (F, 68) ou ce que Stétié a tendance à nommer l’être-par, « par le sel et la nuit et la barque amoureuse / Par la lune qui multiplie ses objets » (F, 17), par exemple. Mais toujours l’être se manifeste à la fois dans sa multiplicité (cf. F, 13), dans le caractère abrupt de son irruption (cf. F, 29, 34) et, paradoxalement, malgré une conscience du mortel, sur le mode d’une continuité, d’une présence se dépliant ici et maintenant, ceci et cela « étant », tout comme « la mort étant » (F, 31). Mais tout se complique rapidement: le ciel est « construit sur l’être » ni être-là, ni être-dans, ni être-par (F, 12); « le blé de l’être » (F, 15) se double de « l’autre blé de l’être » (F, 16); le paradoxe de « l’être du non-être » (F, 17) s’affirme; les choses telles qu’on les désigne habituellement sont et en même temps ne sont pas, « sa main étant, sa main n’étant » (F, 35); l’être qui reste « nuageux » ne cesse de « brill[er] dans le / Sommeil à venir (F, 68); la clarté de l’énigme ontique est si intense « De non-mourir étant mourir, dé si clair » que le jeu de sa lumière risque de nous aveugler; l’être, à la fois là, dans, par, sur, se transmute incessamment, ce qui explique pourquoi le « corps n’est plus le corps » et cette insistance anaphorique sur le sera, dans, par exemple, le fragment poétique XXXV (F, 41, cf. 56). D’ailleurs, chez Stétié nombreux sont les passages où les modes de l’émergence ou du maintien de l’être sont elliptiquement évoqués: l’être peut paraître dépendre d’un désir de création ou de modification (cf. F, 18); l’être peut sembler inexister sauf tel que nommé, en tant qu’être-comme (cf. F, 22) ; la représentation de l’être devient ainsi un processus où figuration, défiguration et refiguration sont le même acte (cf. F, 40); l’ontologie de la définition est ainsi, à son tour, une ontologie de l’interrogation (cf. F, 44).

QUELQUES FIGURES D’UNE CONSTRUCTION ONTOLOGIQUE
Toute l’œuvre de Stétié témoigne d’une grande sensibilité structurale et stylistique. Il ne s’agit pas pourtant d’un effort pour sculpter, ciseler et esthétiser une méditation qui dépasse visiblement des intentions axées ou sur le prestige d’une orchestration rationnellement dominée, logiquement élaborée, ou sur la beauté architecturale d’une grande quantité de figures, de construction et autres, qui, précisément, rompent avec l’ordre simple et la cohérence classique des mots et des notions qu’articulent ceux-ci. Non, les figures de construction et d’autres figures qui abondent dans Fragments: poème, et je ne parle pas pour le moment des figures de rhétorique toutes ces figures, principalement des ellipses, des attractions, des imitations, des anacoluthes, parenthèses, synchyses, tmèses, hypallages, répétitions, allitérations, anadiploses, anaphores, isocolons, paronomases, réduplications et synonymies toutes ces figures, dis-je, esquissent un mouvement, qu’on peut considérer comme naturel, intrinsèque, des formes de l’être-comme, du dit, du débit se structurant. La distance que crée la rupture, loin d’être factice, aberrante ou enracinée dans un orgueil banalement esthétique, cherche, mais spontanément, intuitivement, à mimer, mouler les plis et les replis, les compli-cations, d’une pensée se cherchant, s’ordonnant et se construisant, selon les rythmes irréguliers et ontiquement mimétiques d’une vieille langue qui ne cesse pourtant de se renouveler. Ainsi les ellipses réussissent-elles à dire, emblématiquement, les manques et les trous de l’être tel que celui-ci se manifeste; ainsi les anacoluthes, les synchyses et les tmèses constituent-elles ce qu’on peut même considérer comme étant une allégorie presque oubliée de ce qui, dans l’être, paraît discontinu, sans suite, confus, bouleversant, peu conforme à cause de ces disjonctions et coupures, à la conception rationalisante, idéalisante, humanisante que nous tentons d’imposer. Ainsi, l’hypallage, permet-elle de mieux apprécier, non pas la résolution d’un problème de désignation, mais, plutôt, les glissements et échanges de la langue qui, plus profondément, évoquent l’heureuse mais souvent si frustrante plasticité d’un ontos qu’on figure tant bien que mal. Ainsi, les répétitions, les allitérations, les anaphores et les anadiploses ne cherchent-elles pas simplement à décorer, à embellir, à s’installer dans la gloire d’une beauté toute de jeux de surface, de scintillements artisanaux, mais plutôt à nous faire comprendre la gamme infinie des moyens dont dispose l’être pour se renouveler, se ressourcer, se transformer en puisant dans ce qu’il est déjà, pour s’infinitiser en chantant ses propres forces composantes, les rythmes jamais arides, toujours à recréer, de sa poiesis, c’est-à-dire des jeux de l’ontos, de l’être. Ainsi l’isocolon, loin d’être une simple harmonisation des membres d’une période, le geste d’un esthète pour qui seuls doivent compter les raffinements du poème pensé, vécu comme phénomène d’excarnation ainsi l’isocolon devient-il le symbole d’une orchestration ontique magistrale où l’infinie distinction des éléments de l’être se double d’une harmonie et d’un équilibre qui étonnent. Ainsi les paronomases et les réduplications servent-elles moins à jouer, pour le prestige ou même le plaisir intellectuel, avec certains mots en rapprochant des paronymes on en répétant volontairement certains mots ou syllabes qu’à nous permettre de mieux saisir quelque chose de l’infinie complexité des jeux, des fonctionnements, d’un être qui, dans l’opacité de telles actions nous défie, tout en s’illuminant de cette lumière constructive qui lui est propre.

UN POÈME
Pour évoquer, et beaucoup trop succinctement, Inversion de l’arbre et du silence, j’ai choisi de parler du poème XXIV, « Lampe éveillée dans l’herbe » (I, 30). En voici le texte:
Lampe éveillée dans l’herbe
Selon l’espoir du sens
Et recueillie dans la lumière double

Ô épervier irradiant le dieu du sens
(Les serres serrant le sens)
-Le trèfle des prairies fixant l’envers du sens

D’aucun sens est le sens dit le sens
Allumé en foyer d’oubli ce peu d’herbe
Par mouvement de prairies dans la mort
Je n’insisterai pas sur l’élégance structurale des faux tercets, sur la pertinence des parataxes et des participes présents, sur l’absence quasi totale de verbes finis, le refus de toute ponctuation et le flottement sémantique qui en découle, sur la force des métaphores non contextualisées, sur l’ambiguïté de certaines fonctions grammaticales (: le dit de « dit le sens »). Qu’il suffise de dire que tous ces éléments, ici, comme partout ailleurs, problématisent et infinitisent à la fois une textualité pourtant très riche, paradoxale, jamais close quoique repliée en quelque sorte sur les délicatesses des osmoses qu’elle verbalise. Le poème débute par une insistance tout à fait caractéristique sur ce qui est là, s’illuminant abruptement, mais de façon implicitement intermittente. Cette irruption, cet éveil, semble d’ailleurs jaillir d’un sens qui mène, pour ainsi dire, sa vie à part, qui est source, qui espère où?, comment?, on ne sait pas: dans les choses, dans la conscience, dans le sens lui-même? au cSur, en tout cas, d’un être, d’un ontos qui, étrangement, semble avoir besoin de l’individu, semble vouloir s’offrir à une expérience donnée, à un moment de recueillement, de rassemblement langage et illumination se produisant pourtant dans cette « lumière double », révélée-secrète, accessible-indicible. … L’apostrophe « Ô épervier » , ce cri de reconnaissance allégorique, s’adresse, si directement, si impuissamment, et dès le début de la première strophe, aux choses, aux figurants de l’être, pris dans les serres de ce qui est / ce qui est figurant / ce qui est figure, toute la scène, mythique, allégorique, vue, vécue, s’opposant aussi à celle du « trèfle des prairies fixant l’envers du sens », où l’imaginable, le vu, arrive à saisir la face secrète de ce qu’on nomme le sens. Un sens invisible donc, mais pressenti et qui, dans son mystère, provoque simultanément, moins une crise de confiance (« d’aucun sens est le sens »), car la conscience reste de la possibilité de fixer « l’envers du sens », du moins conceptuellement, mentalement moins une crise de confiance alors, qu’une prise de conscience de l’infinité de tout ce qui « est le sens ». Mais ici l’ambiguïté grammaticale semble déstabilser l’équation dit, est-ce un participe passé ou un verbe fini? tout en finissant par ne rien déstabiliser, car si tout ce qui désigne mal, tout ce qui est mal vu mal dit, écrit Beckett, met en question la structure même de l’être, celui-ci ne s’efface pas pour autant, prenant tout simplement la forme d’un dire inadéquat à la réalité et aux structures de l’ontos. S’il s’agit d’un verbe fini, c’est le sens qui explique ce qu’il est ou n’est pas (« d’aucun sens »); s’il s’agit d’un participe passé, le poète réussit à souligner à quel point ce qu’on appelle le sens n’est précisément que « le sens dit le sens », reste c’est-à-dire sous le signe des signes, du dire… Et pourtant ce sens d’aucun sens qu’on appelle le sens… est vécu: il s’allume « en foyer d’oubli », lieu à la fois d’intensité, de centralité, et de spécificité ou de ce que Stétié appelle ailleurs « unicité » (I, 21), et lieu d’absence, d’oubli, parce que lieu de mots, de langage aussi: herbe, ici, ce peu d’herbe, herbe doublement, triplement dérisoire et néanmoins magnifique: dérisoire, car chose insignifiante, peu ou mal nommée, mortelle, que retiennent, que saisissent mal l’homme, la femme, et le langage; magnifique, car étant, car lieu d’illumination, car pris dans la vastitude du cosmos et le mystère de la mort, du non-étant, ce que Stétié appellera aussi « l’immortalité de ce mourir » (I, 117).

RHÉTORIQUE DE L’ONTOLOGIQUE
Noter, trier, cataloguer, les nombreuses figures de rhétorique on les appelait plutôt jadis figures de pensées, ce qui, déjà, convient un peu mieux à mes desseins faire un tel travail de classement ne m’intéresse que de façon très marginale. Si, ainsi, je me suis penché ici sur le rôle des métaphores, des métonymies, des antithèses, apostrophes, exclamations, interrogations, concessions, aposiopèses, paralipses, litotes, accumulations, descriptions, hypotyposes, déprécations, obsécrations, etc., c’est que je voulais, un peu comme je l’ai fait pour la ponctuation et les figures de construction, montrer la pertinence d’une telle appréciation des modes de pensée préférés de Stétié dans le contexte d’une étude sur la conception de l’être, les façons, c’est-à-dire, que peut avoir un homme de conceptualiser les modes de l’ontos. Faute d’espace, je serai, et sans doute heureusement, bref. Mon point d’ancrage, c’est Nuage avec des voix, mais les preuves sont partout dans cette œuvre poétique si splendidement conçue et méditée. Prenons quelques exemples: l’accumulation et l’énumération, jamais flagrantes chez Stétié nous sommes loin d’un Perse ou d’un Claudel à cet égard permettent pourtant de privilégier des facteurs de multiplication et de juxtaposition ontiques, facteurs qui invitent à l’élaboration d’un intelligible mais qui se replient sur la constatation d’une pluralité infinie; le paradoxisme, qui, au lieu d’autoriser une vision univoque, simpliste, ne cesse de rappeler tout ce qui, ontologiquement, échappe aux catégories, même complexes, de notre rationalité, comme un arbre dans la profondeur de son mystère fuyant nos équations socio-économiques, bio-physiques, etc. les plus sophistiquées; la description et l’hypotypose, là encore jamais si transparentes, car toujours plus contemplativement métaphorisées, allégorisées même, que chez Ponge ou le premier Deguy, et qui, tout en cherchant à évoquer, dire même le plus directement possible, les phénomènes qui sont, les choses de l’être dans la simplicité de leur présence, permettent de saisir la relativité, la qualité strictement et humainement symbolique, des désignations et dénominations; l’apostrophe et l’exclamation révèlent d’un côté l’apostrophe toute cette énergie celle du « sujet » regardant-parlant et/ou celle de l’objet regardé-parlé qui propulse le poète vers tout ce qui est manifeste ou même vaguement pressenti dans l’ontos, car l’apostrophe est appel, adresse, mouvement vers ce qui, étant, à son tour appelle et s’adresse; de l’autre je passe à l’exclamation toute cette même énergie du cri, face à ce qui est, ce qu’on est, exprimant l’émotion de cette convergence au cSur du langage de ce qu’on convient d’appeler le sujet et l’objet: mais l’exclamation, si elle est aussi, comme l’apostrophe, ce réflexe qui, immédiat, impulsif, spontané, donne l’impression d’un contact étonnamment prometteur avec l’ontos, reste également, peut-être finalement, le signe d’une inadéquation de la parole devant les « muettes instances », comme disait Ponge, des choses, des étants: l’exclamation débouche en effet sur un vide, un indescriptible, le non-dit de l’être, et si le discours reprend, toujours plus ample, rationalisé, autre, l’exclamation reste toujours le signe d’une aporie ontologique toujours ressurgissant; l’aposiopèse, cette interruption brusque et affectivement révélatrice d’une construction, et la paralipse, cette action qui passe sous silence pour, effectivement, mieux mettre en relief, voici des figures, certes distinctes l’une de l’autre, qui, pourtant, toutes les deux, parviennent et en ceci elles ressemblent à l’exclamation parviennent à dire un être qui s’esquive tout en mimant en quelque sorte la minimalité, le silence relatif, le caractère indicible, irrévélé de celui-ci: passer sous silence, s’interrompre brusquement là où on s’attendait à une plénitude enfin articulée, n’est-ce pas une façon de signifier ce sens d’aucun sens dit le sens qu’évoque le poème-fragment XXIV?; l’interrogation, figure fréquente chez Stétié, est le signe manifeste de l’instabilisabilité des rapports qui existent entre le moi qui cherche à dire et tout ce qui reste à dire: elle est la marque indélébile de tout ce qui, tout en paraissant solide dans son être-là, s’efface, devient provisoire, de nouveau réduit à zéro, à ce néant qu’en même temps l’interrogation se hâte de refuser, toute désignation s’offrant comme inacceptable quoique susceptible d’éphémère démonstration; l’antithèse, « l’antithèse universelle », disait Hugo, plutôt que d’inviter à une synthèse Kantienne plutôt tranquillisante, rassurante, tend, chez Stétié, à être comprise, de façon derridienne, je dirais, comme le signe de cette différence ontologique et ontique aussi, peut-être qui semble résider au cSur de la parole et qui, là encore, empêche celle-ci de stabiliser, de dire, quoi que ce soit, ontiquement parlant. Je n’irai pas plus loin, mais une étude de l’onto-logique de la métaphore, de la comparaison, de la métonymie, du chiasme, de la synecdoque pourrait donner, il me semble, des résultats parallèles.

NUAGE AVEC DES VOIX: SEPT REMARQUES SUPPLÉMENTAIRES
1: dès le seuil, ce livre de Salah Stétié se fonde sur une ontologie du don: ses absences, ses lacunes, ses « soupçons » (cf. N, 46) s’offrent, geste parlé d’être et de nuage, à un être, ici humain, qui motive reconnaissance, échange et célébration (même difficile). 2: la préposition du titre, avec, est non seulement le garant d’un accompagnement pluriel vécu, personnel, incontestable malgré le caractère non répétable de toute expérience solitaire, mais elle est aussi le symbole de tout ce qui permet de voir notre ontologie comme une ontologie des rapports, des relations, des imbrications donc d’une multiplicité, d’une infinité, même, là où on ne croit voir qu’un océan de phénomènes isolés. 3: la conception du divin chez Stétié est d’une grande « complexité céleste », comme écrit le poète (N, 44). Pour l’articuler pleinement, il faudrait parler simultanément de l’égarement de Dieu (cf. N, 17), d’une déshumanisation qui l’accompagne (cf. N. 21, 23), de sa qualité à la fois abstraite, « antique », « irraisonnée » (N, 44), et, si j’ose dire, métaphoriquement, métonymiquement, concrète, « habillée d’herbe, et d’herbe » (N, 44). Et il faudrait esquisser la logique des liens entre tous les phénomènes de l’ontos, expliquer par exemple ce qui autorise à dire « et je te dis inféodé à la nuée » (N, 36) ou à parler des « triangles imaginés » de « l’esprit de l’Être » (N, 18), expliquer comment les « joliesses [peuvent être] / reprises dans le souffle / en imbrûlée brûlure » (N, 25), et ainsi de suite. 4: l’ontologie de ce que Stétié appelle « l’incréé » (N, 15) reste aussi à approfondir: elle rejoint, me semble-t-il, nécessairement toute une série de fascinations stétiéennes, là encore à la fois abstraites et concrètes: celles du néant, du mourir; celles de l’éphémère et du devenir; celles de la mère et de l’enfant; celles de l’esprit et de la poésie, du poïein. 5: la soi-disant détérioration de l’être, l’atrocité de l’immanence telle que conçue à certains moments, oriente, paraît-il, à la fois vers ce que Stétié nomme le « très limpide » (N, 39) et vers ce qu’il choisit parfois d’appeler « le terrible chant qui va venir » (N, 59): simple mouvement de la mortalité humaine? apocalypse? catharsis? jugement et musique des sphères à la fois? Le glissement mortel, la chute dans l’informe, compris comme étant une antimaternité, une dé-naissance du dés-ordre cette psychologie (: car toute ontologie est aussi une psychologie), qui nous plonge « dans le flamboiment », comme écrit si pertinemment Stétié, « frôlés d’images » (N, 56), nous réserve tantôt, et peut-être toujours simultanément, une « fulgurance » éblouissante (N, 42), tantôt une attente de l’immense qui est synonyme de méditation (cf. N, 40), tantôt le sentiment de s’installer enfin « au seuil de l’origine » (N, 51); 6: la beauté des phénomènes qui sont est déjà considérée comme une écriture, immanente et transcendante à la fois, fondamentale et pourtant insuffisante dans la mesure où on la lit peu ou mal: elle ne peut donc qu’attrister (cf. N, 45) et Stétié incite à comprendre que toute reconnaissance axée sur l’extériorité doit aussi s’accompagner d’une reconnaissance de la beauté, du sens, de la profondeur de l’intériorité; 7: c’est dans cette optique que l’ontologie de l’amour, phénomène secret, enseveli, dirait-on, au cœur de toute expérience, toute logique, doit se déchiffrer, se faire, se défaire. Cette « absente colombe », comme Stétié le désigne à la fin de Nuage avec des voix, ne serait-elle pas cela qui permet de réconcilier « la tuerie éblouie » (N, 44) ou les « larmes/… accusées » (N, 41) et la « lumière en gestation métaphysique » (N, 41), « le dernier mot *_ s’éteindre +_ » et ce qui nous pousse à « l’accueill[ir] et l’aime[r]? L’amour, ne serait-il pas par excellence ce chiasme, au centre duquel l’absence redevient présence, sans lequel tout ce qui est n’est que cendre, doute et prière (cf. N, 25, 26) impuissante?

AFFIRMATION ET DÉNUEMENT, THÉTRE ET MUSIQUE
L’Autre Côté brûlé du très pur présente mille visages successifs et entremêlés et le portrait que je peux faire ici de ce beau recueil reste ainsi très partiel, très partial. L’ontologie qui s’y déploie se fonde peut-être surtout sur le caractère instable de la perceptibilité de l’ontos: « Où sommes-nous diurne ma divine / Plus simple que le simple simple fruit » (A, 29) et plus loin dans le même texte: « Où sommes-nous, où sommes-nous, apparence, / Cette nuit où l’amour, lui seul, brûle nos nids? » (A, 29): perceptibilité, simplicité, apparence, expérience inaliénable, d’un côté; de l’autre, mouvance, flottement, ce que Stétié appelle dans le même livre « tables inachevées du questionnement » (A, 70) et même présence « en formation de songe » (A, 59). Et, effectivement, l’ontologie stétiénne hésite toujours, et avec sagesse, entre l’affirmation de l’être comme un lieu de flagrance viscérale, à la fois illusoirement et authentiquement vérifiable, si je puis dire, et l’expérience de ce qu’il faut bien appeler l’être mais qui, comme cette « pensée / De la pensée devenue lampe vive / Enracinée dans le charbon de l’être » (A, 42) ou « ce nu dénué d’être » (A, 27), s’avère pénétré, mystiquement et Stétié est certainement un grand mais très sensuel mystique , de vide, d’absence, de néant, ou mieux d’atemporalité, d’aspatialité. Rien d’étonnant si le nuage chez Stétié s’offre « ailé de transparence » (A, 66), si l’oiseau qui « nous garde » devient « l’oiseau d’icône vide » (A, 67), si « le sens endormi est bien le sens » (A, 65). Tout comme le corps (cf. A, 61), mais aussi comme ce que Stétié appelle « le non-physique » (A, 16), l’être est un lieu, un non-lieu dirait Bernard Noël, de « théâtre », de théâtralité, de jeu, si l’on veut, de libre fonctionnement ontique, « labyrinthe / Formé fermé sur sa disparition » (A, 61), tout comme il s’ouvre à sa création, sa naissance, sa continuité. Cette notion de jeu, mallarméenne, mais aussi pongienne (: l’objeu, l’objoie), permet de déceler, au cSur de la poétique stétiéenne, une ontologie à la fois de ce qui est en jeu et des morceaux qu’on peut arriver à jouer, si l’on s’adonne à l’étude de ce qu’on est:  » L’homme habite une maison de verre « , écrit Stétié, « et le violon de ce qu’il est est son triomphe » (A, 86). Une telle musique ontique, une telle création/auto-création, ne doit pourtant pas être comprise comme se produisant à l’apogée d’une clarté et d’un accomplissement: la musique de l’être que nous sommes et qui est notre « triomphe » est surtout rythme, alternance, dialectique, cadence, mouvement. « Noble maison par le volubilis », écrit si magnifiquement notre adepte de la mystique soufie (cf. NU(e), 3, 12), « dans la maison de l’être / Écrite elle est lueur / Lueur dans la lueur / Elle est délaissement de la lueur » (A, 88). « Le vin d’été » et les « rossignols d’été » (A, 90), les choses du temps de l’être, du temps de ce qui a été, voici, certes, ce qui caresse, fait vibrer, les cordes de ce « violon de ce qu'[on] est », « nuages », comme dit Stétié ailleurs, « suspendus amoureusement dans la parole » (A, 91), mais celle-ci, notre musique ontique, ne s’accomplit-elle pas aussi, loin de toute prétention, « en attendant la réduction promise / Du nom qui est le nom derrière le nom / En qui s’effacera aussi le nom » (A, 89)?

LA TERRE AVEC L’OUBLI
D’abord, une petite série de remarques consacrées à ce grand poème, publié en 1994; ensuite, et pour terminer, une analyse compactée de la dernière séquence de la partie IX. 1: La Terre avec l’oubli, comme d’autres poèmes de Salah Stétié, constitue le poème se donnant comme poème du don, de la révélation, poème de ce qui s’offre comme… poème, comme mots (rose…, cela…). Ce qu’il y a dans le monde, qui est déjà le monde de l’esprit devient ce poème qui, par hypotypose, et circulairement, évoque la présence extraordinaire du manifeste devenant mots (plis et replis de la rivière, un cheval perdu, les collines, la lune, etc.) et dialectisé par la perception-imagination à la fois double et unifiée du banal et de l’angélique le tout étant simultanément « stérilité » et création (cf. T, 8), « bouche d’herbe / Qui dit le très peu qu’elle dit » (T, 9) mais qui, comme l’air et l’eau, reste cette « enfant [magique] du songe » (T, 11). 2: Ce don, qui est à la fois don des choses et don de la parole, constitue le don ontique d’une mémoire qui, en quelque sorte, est le réservoir et l’avenir, l’incréé, de l’être flottant « au-dessus de la rivière de l’oubli »: celui-ci n’arrive jamais, effectivement, à freiner le mouvement de ce don infiniment resurgissant. 3: la femme, la fille, reste toujours ici métaphore de fertilité et de création: elle est lieu d’enfantement, d’abondance, d’illimitation, symbole d’une totalité paradoxale mais synthétisée, « toute douleur toute douceur en elle » (T, 14), « la femme étant n’étant que flèche et biche » (T, 16), site et symbole c’est-à-dire d’une onticité autonome, parfaitement suffisante. « Elle écarte les jambes », écrit Stétié, « et la nuit infinie l’éclaire avec le jour / Ensemble et le matin / Elle est la lampe du présent dans le futur / Et ce qu’elle est: biche de flèche et lampe » (T, 17). 4: soulignons le caractère étonnamment présent, intrinsèquement intégral, parfait, non contingent de tout phénomène, de toute existence dans l’ontologie stétiéenne et ceci malgré tout ce qui semble s’opposer à cette définitivité, à cette plénitude inaliénable: souffrance, angoisse, mort, précarité, atrocité, etc. et contentons-nous de citer ce passage somptueux de la première suite du poème:

Et toute bête immaculée sous l’arc
Est profonde, elle est absolue par l’esprit
Comme une étoile qui s’égare et se retrouve
Plus pure d’être et plus nue dans la neige
Pareille en soi à fille désirante
À la chute du jour
À la tombée de la rosée sur le monde (T, 13)
La neuvième suite de La Terre avec l’oubli (T, 51-4) se compose de quatre séquences où tout le mystère de l’être se déploie comme pour la première fois l’effarement que peut susciter l’être, l’impossibilité de rationaliser son « pourquoi », celui-ci se consumant dans le feu d’une antiréponse, l’étrangeté de nos sentiments d’abandon et d’oubli face à la conscience de cet absolu qui pénètre partout. Voici la dernière séquence:
Ses mains s’en vont sans lui vers la brûlure
Pour caresser la femme inachevée
Entre elle et lui il y a l’épée des larmes
Femme elle va selon sa solitude
Comme une étoile éblouie par les prairies
D’où le cheval a disparu et seulement
Il y a il y a une rosée qui tombe
Il n’y a rien: la terre avec l’oubli (T,54)
Voici le poème, d’abord, de l’ontologie d’un mouvement ontique loin de nos conceptions réductrices, et loin de tout contrôle physique. Et pourtant l’ontologie qu’esquisse le poème est celle d’un inachèvement qui est synonyme d’une continuité à venir, d’une caresse à réaliser là où les intentions paraissent futiles. La variabilité infinie des états ontiques ne cesse, d’ailleurs, de frapper, paradoxale, complémentaire; et ceci malgré l’unicité de chaque conscience, chaque entité ou être. L’ontologie, enfin, de la disparition, du néant, s’imbrique dans celle du résidu, du vestige ontique qui persiste, même si ce qui reste s’avère négativement défini: ce rien qu’il y a, qui est/qui n’est pas: Salah Stétié, en disant cette simultanéité, cette équivalence peut-être, et même cette séquence il y a > il n’y a rien > la terre avec l’oubli, ne nous permet-il pas de rester au cSur de cette lumineuse énigme de ce qui est mais quoi au juste?; de ce qu’il y a: mais où?; et comment se fait-il qu’un verbe être ou avoir, ici soit possible, qu’un verbe soit?

Petit Larousse

Petit Larousse, 2003

Stétié (Salah), Beyrouth 1929, poète français d’origine libanaise.
Il est l’auteur d’une œuvre dense, à la forme à la fois sensuelle et épurée (L’eau froide gardée, 1973 ; L’Être Poupée, 1983).
Par l’essai et la traduction, il contribue aussi à faire connaître la culture arabo-musulmane.

Le Petit Robert des Noms Propres

STÉTIÉ (Salah)
 Poète libanais d’expression française (Beyrouth 1929).
Diplomate comme le furent d’autres poètes.
 Il passe en France une partie de sa vie représentant notamment son pays à l’Unesco (1963).
Célébrant à la fois une langue française très pure et les traditions de la poésie arabe, il est l’auteur d’une œuvre poétique abondante et très dense ou la réduction de l’expression et des thèmes vise à l’évocation de l’essentiel humain par des moyens verbaux épurés, la référence à Mallarmé (à qui Stétié a consacré un essai Mallarmé sauf azur 1999) s’imposant du coté occidental. Parmi ses recueils poétiques L’Eau froide gardée (1973) Inversion de l’arbre et du silence (1981) L’Etre poupée (1983) (traduit en arabe par Adonis, 1983) Archer aveugle (1986) Lecture d une femme (1988) L’Autre cote brûlé du très pur (1992).

II est l’auteur de nombreux essais de recueils d’aphorismes (Signes et singes 1996) de traductions et présentations de poètes arabes, de textes sur la poésie, la langue, l’art et la calligraphie.
Son œuvre manifeste « le désir d’une vigilance et une foi dans la parole de poésie » (Yves Bonnefoy) et se découvre dans une illuminante.

 

 

« Older posts

© 2024 SALAH STETIE

Theme by Anders NorenUp ↑