Texte publié dans le numéro de GÉO de février 2004
Le Liban est un paysage, un déploiement de paysages dans le labyrinthe de montagnes traversées d’est en ouest de vallées souvent étroites et profondes et s’ouvrant, au fur et à mesure qu’elles s’en approchent, tirées par leurs cours d’eau, sur l’espace et l’éclat de la mer. Et quelle mer! la Méditerranée, « agitée perpétuellement par la naissance éternelle de Vénus ». Car le Liban, avec son puissant massif du Sannine, est le pays mythique d’Adonis, le dieu mort et ressuscité, ressuscité par l’amour d’Astarté dont les métamorphoses successives feront, le moment venu, l’Aphrodite grecque puis la Vénus latine. C’est peut-être cet orgueilleux face-à-face entre ce qui est de l’ordre du destin et ce qui est de l’ordre de la splendeur qui définit le mieux la spécificité du Liban.
Le Sannine, couvert à longueur d’année d’un turban presque immatériel de neige tant la grande lumière qui règne le plus souvent sur cette région du monde en vaporise le signe de fulgurance, le Sannine est le patriarche incontesté de ce Proche-Orient des patriarches. Ils sont depuis Abraham, l’Ami de Dieu (Ibrahim al-Khalil dit la tradition musulmane), ceux par qui l’Esprit témoigne sa souveraineté et travaille à la communiquer aux hommes de tous credo et de tous rites. Il y a des patriarches de toute nature dans l’histoire ecclésiale, même si le terme proprement dit est réservé prioritairement aux plus hauts dignitaires religieux des communautés chrétiennes d’Orient: le Patriarche maronite, par exemple, qui régit spirituellement la conscience des Maronites du Liban et de ceux qui vivent hors du Liban, a son siège à Bkerké, au cœur du « pays chrétien », dans une montagne qui fut longtemps, et jusqu’aux portes du XIX° siècle, appelée paradoxalement — en France et en Italie notamment — la « Montagne des Druzes », comme le « Djebel druze » d’aujourd’hui qui se situe au sud de la Syrie. Patriarche est un mot composé de patria (« clan », « famille ») et de arkhês (« chef ») et désigne une personne que ses fonctions investissent d’une grande et décisive autorité morale. Du coup, et en ce sens, on peut dire que les chefs spirituels de toutes les communautés qui forment le Liban sont, à leur façon, des « patriarches ». « Patriarche » est le Cheikh Aql des Druzes, « patriarche » le Mufti (sunnite) de la République Libanaise, « patriarche » le Grand Imam chiite. Et, pour être complet, il faudrait, sur ce terrain subtil et délicat, citer bien d’autres appartenances — les Grecs-Orthodoxes, les Grecs-Catholiques ou Melkites, les Alaouites, d’autres encore — dont le tissage, trame et lice, fait l’étonnant bariolage de ce pays, son apparence de fragilité alliée à un sûr instinct du dialogue salvateur, sa curiosité et son goût finalement de l’autre en son altérité reconnue, et même souhaitée, son inscription dans un futur qui ne saurait être que de métissage universel.
Toutes ces particularités du Liban, depuis l’origine de son histoire, ne s’expliquent que par sa géographie. « L’Égypte est un don du Nil », selon Hérodote. Le Liban, lui, est un don de ses hauts rochers. Et, bien entendu, de sa mer aussi, — qui lui est compagne fidèle. Hauts rochers, gorges encaissées, vallées profondes, vous aurez eu sur les hommes d’ici une action tout à la fois négative et positive. C’est parce qu’ils n’aimaient pas la montagne toujours inquiétante et couverte de divinités hostiles logées dans de résistibles bétyles que les premiers hommes de ce pays préféreront en coloniser le rivage et se lancer, Vénus stellaire à l’appui (ils connaissaient bien leur carte du ciel et, au ciel, ce point fixe: l’Étoile du Matin), dans l’aventure prodigieuse de la mer. Les Phéniciens auront été ainsi les premiers grands navigateurs, de la race de ceux qui relient, à la force du poignet, les continents et les peuples, colonisateurs au demeurant pacifiques et ne souhaitant, d’une région l’autre de la Méditerranée, que troquer, acheter et vendre. L’intérieur des terres ne les intéresse pas: ce qu’ils veulent, c’est le liseré, la plage souple, le port tranquille où leurs trirèmes pourront reposer en paix en attendant de nouveaux et de vifs départs. Qui dit commerce dit concurrence et dit extension. Les Phéniciens inventeront les Cités-Etats (Tyr, Sidon, Béryte, Byblos, villes ennemies les unes des autres) et, un jour, certains d’entre eux fonderont Carthage, sur la côte d’une Berbérie inconnue et lointaine, qui parviendra à inquiéter puis à menacer la déjà toute-puissante Rome. Carthage, mais aussi les villes en mers — désignation phénicienne du port: Mers-el-Kébir, Marsa-Matrouh, La Marsa et peut-être Marseille —, Carthagène aussi, et Cadix, et Tanger, et autres lieux de notre méditerranéenne mémoire.
Les Phéniciens sortis de l’Histoire, les Grecs en viendront à leur tour à dominer le grand lac bleu, puis ce seront les Romains, puis les Byzantins, puis les Arabes. Tous seront fascinés par cette terre à l’Orient du monde sur qui le soleil prend appui chaque matin pour se lever dans sa tranquille gloire et gravir les échelons du vaste ciel, l’un des plus purs qui soient, capable, chaud ou frais, de traîner sa langueur ferme et fauve sur les oliveraies du rivage et les vignobles des premiers coteaux. Car, pour gagner sur la pente incultivable, il a bien fallu imaginer les espaliers dont l’invention sera pour l’agriculture aussi déterminante que l’invention de la roue pour le déplacement. Les « Libanais », depuis leur création de l’alphabet qui a permis, en ramenant les choses à leur signe abstrait, d’intensifier la communication — cette navigation de l’esprit — ont toujours été de grands imaginatifs et de très habiles communicants. Le créateur de l’alphabet, c’est Cadmôs, dont le nom signifie « Orient ». Zeus, « patriarche » des dieux, (patriarcha deorum est le surnom latin de Jupiter) avait réussi à détourner de sa belle virginité la propre soeur de Cadmôs, Europe, fille du roi de Tyr, dont le nom signifie « Occident ». Mythe stellaire et dont nous n’avons pas à nous occuper ici. Notons pourtant que c’est une fille du Liban qui aura réussi à donner leur appellation à deux immenses régions du monde, mystérieusement quoique légitimement homonymes: Eurb, « Europe » et Maghreub, le « Maghreb », deux espaces convergents à l’extrême pointe du visible où le soleil, fils de l’Orient, s’abîmera — pour reprendre au réveil et, dès l’aube, la quête-poursuite (initiatique) de sa sœur disparue.
Il y a de l’eau au Liban, pays de neige aux portes du désert. Son nom viendrait-il de laban, le lait? Où il y a de l’eau, il y a parfois de la pluie, les nuages se formant à partir de la mer et butant de leur front bas contre les contreforts des monts. Et la pluie va donc tomber partout, arrosant l’étroite plaine côtière, ses villes aujourd’hui à terrasses blanches ou à tuiles rouges, les vergers à fruits plus ou moins exotiques et, plus haut dans la montagne, outre les pins, et là où ils se trouvent encore, les beaux, les admirables cèdres, qui ont trouvé refuge dans les plis du drapeau national, les vergers plus doux faits de pommiers, de poiriers, de pêchers, de pruniers, de cerisiers, et j’en oublie. Où il y a de la pluie, il y a aussi des fleurs et des abeilles. Ainsi se fondent les réputations: ce sera donc un pays « de lait et de miel » que le Liban.
Les émigrants partis du Liban dès la fin du XIX° siècle sont nombreux: ils se comptent par centaines de milliers et deviendront millions plus tard, en Afrique, dans les deux Amériques, au Brésil notamment, en Australie et ailleurs. Ils fuient quoi? La pauvreté, parfois la famine, la conscription imposée par l’Empire ottoman entouré d’appétits et de menaces et qui tente de lever à partir des régions qu’il domine des armées pour se défendre, mais aussi c’est eux-mêmes qu’ils fuient dans de fiévreux rêves, et qui les importunent, de chances à saisir et de places à prendre. Ils sont bien, ces impatients, les descendants des Phéniciens évanouis. Parfois — souvent même — ils réussiront. Certains d’entre eux spectaculairement: dans le commerce, dans la construction, dans l’enseignement, dans la restauration, dans les services — quelquefois même en politique, se haussant jusqu’à des sommets de l’État. « Le Liban est un petit pays qui ne produit rien sinon des Libanais », écrivait plaisamment, au XIX° siècle, un voyageur français du Levant resté anonyme. Eh bien, soit! les Libanais, qui n’ont rien, produiront beaucoup à partir de rien. Ce n’est pas rien que rien, si l’ambition est là, et la volonté, et le rêve.
Petit, tout petit pays que le Liban. La superficie de deux départements français — et cinq mille ans d’histoire connue. C’est l’un de ces rares endroits du monde à avoir une histoire bien plus grande que lui et l’ombre de son arbre-symbole couvre une étendue morale qui le dépasse et le déborde de partout. Pays-montagne, longtemps abrupt et sauvage, si, en revanche, la plaine côtière et la haute plaine de la Békaa de l’autre côté du mont vers l’Orient et l’intérieur des terres, ont toujours été agréées, habitées, avec des bourgs, des villages et des villes. Pays-montagne, pays-labyrinthe, ai-je dit. Avec des falaises redoutables, des déchirures violentes de la terre, des grottes et des altitudes inaccessibles ou qui l’ont été pendant des siècles, voire des millénaires: les hommes de la côte ou de la haute plaine ont évité le plus souvent de s’y aventurer. Du coup, au fil de l’Histoire, ce sont tous les minoritaires, tous les réfractaires, tous les persécutés de cette Asie mineure riche depuis toujours d’idées et de nuances d’idées, de potentats de tout poil, d’autocrates amis des dieux ou de Dieu et les représentant ici-bas, Asie féconde en absolus opposables et en exclusivismes intransigeants, ce sont tous ceux-là — que Byzance n’aime pas ou que Damas n’apprécie guère, ou bien c’est Bagdad ou Istanbul la capitale malveillante —, oui, ce sont tous ces têtus, ces « hérétiques », ces ennemis de la foi majoritaire et de la pensée unique qui vont prendre, de siècle en siècle, les mille chemins du Liban, au nez et à la barbe des autorités officielles, se glissant dans ses profonds gouffres, se hissant jusqu’à ses escarpements et ses nids d’aigle, pour y construire leurs villages plus ou moins fortifiés, pour y poursuivre leur mode de vie et pratiquer leurs mœurs, pour y attester leur credo et bâtir autour de leurs croyances leurs lieux de culte — parfois, comme cela s’est produit dans la vallée sainte de la Kadisha, lieux troglodytes où sont parvenus à se lover églises et monastères. Ainsi sont arrivés au Liban, tour à tour ou bien en vrac et simultanément, fuyant des pouvoirs d’essence contradictoire, les Maronites, les Grecs-Catholiques, les Druzes, les Chiites, d’autres aussi: dix-sept confessions en tout pour un peu plus de dix mille kilomètres carrés de sol, dix mille quatre cent cinquante deux exactement. A la tête de ces réfugiés bientôt maîtres de la terre, chacun dans son enclave et son sillon, le Patriarche, le Cheikh, le Mufti, le « moqaddem » qui, lui, agit militairement pour frayer la route en « éclaireur » (ce que le nom de sa fonction indique) et trouver la place la plus sûre et la mieux défendable, le paysage le plus juste pour tous ces déracinés-poètes, bientôt réenracinés dans un chez soi qu’ils modèleront à leur image, croix par-ci, croissant par-là. Car ce qu’on oublie quelquefois de dire ou même de savoir, c’est que les Sunnites aux-mêmes, je parle de ceux du Liban, auront été, à l’origine, des rebelles: les Arabes n’aimant ni la montagne ni la mer, le premier calife ommeyade, Mo’awiya, au VII° siècle, aura affaire à un soulèvement de deux de ses régiments. Pour les punir, il les contraindra à traverser la redoutable montagne et à s’installer sur la côte libanaise, face à la mer honnie, où vivaient depuis les temps premiers les descendants des Phéniciens, puis des Grecs, des Romains, des Byzantins. Ainsi se fit l’un des plus grands brassages d’ethnies sur qui reposent la légitimité humaniste du Liban et, pourquoi ne pas le dire? Sa projection symbolique dans l’avenir.
Ces communautés libanaises, toutes minoritaires au départ, serreront leurs rangs face à de grands environnements souvent hostiles et qui travailleront à les diviser. Il y aura des frictions, des dissensions et même des guerres entre ces groupes sociaux que tout invitait à s’entendre. Ils finiront pourtant par répondre à l’appel de leurs histoires parallèles et toutefois convergentes à la manière des parallèles de la géométrie post-einsteinienne. Ils inventeront, sur le plan de la communauté nationale unifiée, le vouloir-vivre ensemble en usant de toutes les précautions des vieilles sociétés humaines. « Le pays des longues prudences », c’est ainsi qu’il m’est arrivé de définir une fois le Liban. J’ai dit qu’il fallait qu’il s’y tienne, que c’était là sa formule d’exister, son art d’équilibrer sa part du sol et sa part du ciel. Ainsi, par nécessité, les Libanais s’inventeront une laïcité et une démocratie à leur mesure et selon leur style propre, laïcité et démocratie paradoxalement claniques et pourtant tout en raffinements et en nuances. Décidément, oui, le Liban est un petit pays qui ne produit pas seulement des paysages de lumière, mais qui produit aussi, parce qu’il en a besoin pour vivre et pour survivre, des Libanais.