in Le Monde Diplomatique, septembre 1996
LE Grand Prix de la francophonie 1995 a ceci de particulier que son lauréat, Salah Stétié, parvient à réconcilier trois notions passablement antagonistes dans l’esprit de beaucoup : l’arabité, la méditerranéité et la francophonie. Salah Stétié se veut avant tout beyrouthin, « c’est-à-dire malheureux », ajoute-t-il avec un humour frotté de mélancolie. L’auteur de Liban pluriel, éloquemment sous-titré Essai sur une culture conviviale (1), a maintes fois exprimé cette appartenance génétique à un monde pluriel, que symbolisèrent longtemps le pays des Cèdres et sa capitale, notamment dans ce passage où se mêlent les voix du diplomate (2) et du poète : « Sous croix et croissant, [ouvert] à bien des idéologies naissantes, dans l’édification morale et matérielle de ses structures engagées dans l’avenir, le Liban, où tout l’Orient venait hier à la rencontre de tout l’Occident… » Toutefois, l’« ultime port de la Méditerranée » et ses alentours ne sauraient ici dériver loin des sables d’Arabie. Difficile d’imaginer une œuvre plus consubstantielle à cet espace entre golfe et océans, suivant la vision consacrée.
Avec les quatre essais dédiés à la révélation mahométane et rassemblés sous le magnifique intitulé Lumière sur Lumière (3), le plus beau texte en prose de Salah Stétié pourrait à ce propos bien être Réfraction du désert et du désir (4), méditation enfouie au plus ancien de la mémoire méditerranéenne qui s’organise autour d’une scène capitale, jouée et rejouée par la qacida, poème arabe préislamique : « Le narrateur s’arrête en plein désert devant les vestiges d’un campement : il y a là les traces, cendres ou pierres, d’une présence qui fut en ces mêmes lieux couleur et vie avant de s’évanouir à l’horizon. (…) Et c’est là que brusquement l’équation, la redoutable et redoutée équation, s’inverse : du fond de l’absence, ce qui va soudain advenir en épiphanie sollicitée et miraculeusement produite par l’arbitrage du désir intensificateur, c’est la figure de l’aimée, qui fut l’hôte de ce campement. » La Méditerranée de Salah Stétié, une mer intérieure assurément.
L’œuvre de l’écrivain libanais est le lieu d’un ressac poétique, d’un questionnement immuable sous des apparences changeantes : poésie, essai, traduction. « La Méditerranée existe-t-elle ? », est-il demandé dans Les Porteurs de feu (5). Question emblématique d’une pensée qui n’a eu de cesse, en une trentaine d’ouvrages, de cerner une présence-absence, de capturer l’instant innommé entre flux et reflux, si bien qu’une revue a pu consacrer l’un de ses numéros à Salah Stétié et la Méditerranée noire (6). En plus des volumes exclusivement dédiés à des thèmes méditerranéens, le « vieux rivage » surgit au détour de tous les volumes d’essais, comme Le Nibbio et L’Ouvraison (7).
SALAH STÉTIÉ a désiré que sa parole poétique l’une des plus hautes de ce temps s’énonce en français. Il insiste volontiers sur ce choix, d’ordre amoureux, qui distingue les écrivains arabes francophones de leurs homologues belges ou suisses. Dès lors, ses recueils Inversion de l’arbre et du silence (8) ou Obscure lampe de cela (9) évoquent autant de ponts sonores jetés d’une rive à l’autre de la Méditerranée entre les poètes arabes des temps anciens et Mallarmé. Les textes en prose révèlent plus clairement encore combien la langue française se trouve payée de retour par cet amant généreux, sous les espèces d’une syntaxe électivement gauchie, comme pour souligner une plus haute exigence de l’expression. « Comme si rien n’eût mérité qu’on ne désigne que Lui, tout alentour du doigt tendu des mosquées, qui promène une longue ombre heureuse, c’est la grisaille indéfinie, on ne sait quoi, la matière merveilleusement inexacte. Émerge parfois, de tant de pierre extrême ou de vapeur, pour une absence plus vaste encore, une Porte. On la dirait le monument d’une oreille (10). » Un disciple d’André Breton ne pouvait ignorer qu’avant de s’échouer dans la jungle et de prêter le flanc aux métamorphoses les plus fécondes la locomotive doit tout d’abord quelque peu dérailler.
(1) Liban pluriel, Essai sur une culture conviviale, Naufal, Beyrouth, 1994.
(2) Salah Stétié fut ambassadeur du Liban au Maroc et aux Pays-Bas.
(3) Lumière sur Lumière, Les Cahiers de l’égaré, Le Revest-des-Eaux, 1992.
(4) Réfraction du désert et du désir, Babel, Arles, 1994.
(5) Les Porteurs de feu, Gallimard, Paris 1972. Prix de l’amitié franco-arabe 1973.
(6) « Salah Stétié et la Méditerranée noire », Aporie (669, route du Colombier 83200 Le Revest-des-Eaux). 1990.
(7) Le Nibbio et L’Ouvraison, José Corti, Paris, 1993 et 1995.
(8) Inversion de l’arbre et du silence, Gallimard, Paris 1981. Prix Max-Jacob 1981.
(9) Obscure lampe de cela, Jacques Brémond, Remoulins-sur-Gardon, 1979.
(10) Extrait d’Un suspense de cristal, Fata Morgana, Saint-Clément-la-Rivière, 1995.